Retour sur un excellent livre qui présente cet univers qui nous est familier, mais dont nous ignorons parfois toute la richesse et toute la profondeur : Laurence Harf-Lancner, Le Monde des fées dans l’Occident médiéval, Hachette (Littératures), Paris, 2003.
Amaury P.
Compte-rendu de Bernard Ribémont
Presque dix ans après la publication de son très beau travail, désormais classique, sur les fées au Moyen Âge (Les fées au Moyen Âge, Paris, Champion, 1984, réed. 1991), L. H.-F. revient sur le thème avec cet ouvrage, dans lequel elle reprend de nombreux éléments de sa thèse, en y intégrant les résultats d’études plus récentes.
Destiné à un public plus large, le présent texte veut faire le point, en forme de synthèse, sur une question essentielle dans l’art et la littérature du Moyen Âge ; essentielle parce que, comme chacun le sait, l’époque médiévale a accordé une place particulièrement importante au merveilleux. Merveilleux multiforme, plongeant ses racines en des sources lointaines, mythiques, folkloriques et religieuses. Tel est d’ailleurs un des enjeux du problème, à savoir les relations, nécessairement complexes, s’établissant entre merveilleux profane (celtique par exemple) et merveilleux chrétien (le miracle). Comment, en particulier, les fées, dont l’origine est de toute évidence païenne, peuvent-elles ‘vivre’ en un univers chrétien ?
Or, à la lecture des textes médiévaux, surtout du corpus romanesque, il apparaît clairement que la présence de la fée y est forte et que cette créature passe aisément d’un monde à l’autre, du ‘réel’ à l’univers de « faerie » et réciproquement : les fées-marraines viennent se pencher sur le berceau d’un futur héros ; celui-ci, chevalier accompli ou en cours d’initiation, rencontrera dans sa quête des fées à la fontaine, des fées indicatrices de parcours ; il pourra être guéri de ses blessures par une de ces belles des bois ou du lac, ou au contraire être atteint par les maléfices d’une fée négative, telle que l’apparaît souvent, mais pas systématiquement, la célèbre sœur du roi Arthur, la fée Morgane. La bonne fée protège le bon et beau chevalier, elle lui offre un anneau magique et protecteur, lui procure des armes qui le rendent invincibles. Et puis, la fée est une femme particulièrement belle qui, si elle suscite aisément l’amour des hommes, n’en refuse pas pour autant d’en partager les délices ; voici la fée au bain amoureuse de Lanval, Mélusine s’unissant à Raimondin et devenant une mère prolifique, Gracienne aimant fougueusement Mabrien et lui donnant même un enfant, un fils du joli nom de Gracien. Parfois, ces délices amoureux, souvent assortis de bienfaits matériels importants, sont liés à un pacte que l’homme ne doit pas transgresser, sous peine de tout perdre : pacte mélusinien, car la fée-serpente, fondatrice de la lignée des Lusignan, interdit à son Raimondin de mari de la suivre et de l’observer un jour par semaine ; c’est qu’elle va au bain et retrouve sa forme de serpente !
C’est dans cet univers foisonnant (et merveilleux !) que L. H.-F. conduit son lecteur avec ce nouvel ouvrage. Elle organise sa matière en quatre chapitres, qui correspondent à quatre fonctions essentielles de la fée : 1) la fée marraine ; 2) la fée amante ; 3) la fée en son pays de féerie ; 4) le lecture et l’appropriation de la fée dans le monde féodal.
Chacun a lu la Belle au bois dormant (ou vu le dessin animé de Walt Disney) et a rêvé que des fées soient venues se pencher sur son berceau pour lui donner richesse, santé, prospérité, amour, etc., bref, pour lui offrir un remarquable destin. L’origine de ces personnages de la Fortune est antique, avec les trois Moires (Clotho, Lachésis et Atropos), déesses grecques du destin, filant le temps des hommes. Elles sont, dans la mythologie romaine, nommées « Parques » ou même « fées » (fata) et on les retrouve en domaine germanique chez diverses divinités, les Dises, les Walkyries ou les Nornes. Maîtresses des destinées, les fata sont aussi des déesses de la fécondité, ce que pourrait emblématiser une étymologie liée à fatua, désignant une nymphe. La femme de Faunus, Fauna, liée à la force génératrice, possède des dons de divination, qui la fait également nommer « Fatua ». Les fata sont donc reliées à la fois au destin et à la naissance : Tertullien porte témoignage de la croyance populaire en trois déesses, Lucine, Diane et Junon, qui président à l’accouchement (fées ventrières), suivies des Fata scribunda (ou plus exactement, comme le propose l’auteur, fata scribentia, écrivant le sort du nouveau-né).
Le thème des fées marraines est attesté dans le monde médiéval aux alentours de l’An Mil, avec Burchard de Worms qui décrit le monde germanique, et chez Guillaume d’Auvergne au début du XIIIe siècle, parlant de fées cherchant leur nourriture. Le motif du repas des fées apparaît avec une précision particulière, introduisant en outre la légende de la Belle au bois dormant, dans le Roman de Perceforest, où la belle Zélandine, se piquant avec sa quenouille, entre en léthargie. Ce malheur est la faute des matrones du pays qui ont dû mécontenter une ou plusieurs fées n’ayant pas trouvé le repas offert après la naissance de qualité suffisante.
Ce motif du repas des fées sera exploité dans la littérature médiévale, en particulier dans des chansons de geste tardives, remaniées (Roman d’Auberon, Ogier, Mabrien…). On passe, comme le note L. H.-L., du mythe, du conte à la littérature, ce qui autorise l’exploitation du motif, ces transformations et ses pervertissements, comme celui d’Amadas et Ydoine, où les fées deviennent des sorcières, ou bien celui du Jeu de la Feuillée, dans lequel Adam de la Halle se moque de ces divinités devenues des piliers de taverne. De manière générale, les déesses ont perdu leur attribut de Parques pour devenir des « fées », au sens plus moderne du terme, ce que marque l’évolution du vocabulaire (pp. 43-45) ; le lexique s’élargit, comme les personnages qu’ils signent ; ces derniers, devenues romanesques, revêtent de nouvelles dispositions que l’écriture fictionnelle autorise : les antiques Parques voient leurs pouvoirs élargis, métamorphosés au gré de l’imagination des auteurs et de la contamination d’autres traditions.
La fée médiévale, si elle tient de la Destinée et de la Fécondité, a également des attributs de l’Amante surnaturelle, telle que G. Dumézil l’identifie dans des textes védiques. Parmi ces amantes célèbres, Mélusine occupe dans le monde médiéval une place de premier rang, surtout du point de vue de sa réception. Le personnage apparaît assez tardivement en effet, à la fin du XIVe siècle, dans les romans de Jean d’Arras, puis de Coudrette. Mais le personnage, ‘politiquement’ lié au lignage des Lusignan, connaîtra un vif succès, comme en témoignent par exemple de nombreuses éditions de la Bibliothèque Bleue. C’est avec cette fée-mère que L. H.-F. inaugure son second chapitre, en rappelant les composantes du pacte mélusinien, qu’elle avait analysé en profondeur dans sa thèse. Elle présente les ancêtres de Mélusine dans la tradition médiévale, en particulier chez Gautier Map, où le Henno à la grande dent évoque évidemment le Geoffroy du même sobriquet, fils de la fée-serpente. Geoffroy d’Auxerre, Gervais de Tilbury, sont également cités comme ‘précurseurs’. L. H.-L. passe ensuite au double masculin de Mélusine, le Chevalier au cygne, où, cette fois, c’est le lignage de Godefroy de Bouillon qui est en jeu (L. H.-L. revient en fin d’ouvrage sur les questions de légitimation). Pour rester dans les célébrités, le chapitre est ensuite dévolu à deux autres fées, Morgane et la Dame du Lac. L. H.-L. reprend les idées de sa thèse sur le pacte morganien, qui fonctionne à l’inverse du pacte mélusinien. Elle observe Morgane, « appel de l’autre monde », à travers différentes traditions textuelles : les lais féeriques, ce qui est l’occasion de reparler de la chasse au blanc cerf et du mythe d’Actéon, que l’auteur avait déjà étudié de façon soignée, en particulier chez Froissart dans un article des Mélanges Foulon ; Partonopeu de Blois où se mêlent motifs antiques et celtiques ; la tradition merlinesque ; le Paradis de la reine Sibylle d’Antoine de la Sale, que l’on peut mettre en parallèle de la légende de Tannhaüser qui inspirera Wagner. La fin du chapitre repose sur l’évocation de Lancelot, de ses enfances en particulier, et du rôle ‘anti-morganien’ de la bonne Dame du Lac. Il est dommage que l’auteur n’ait pas parlé de certains aspects de Morgane, qu’elle analyse dans les Fées au Moyen Âge, en particulier de son règne, aux côtés d’Arthur, en royaume de faerie, comme il apparaît dans des textes tardifs. Morgane est alors une fée plutôt positive. On pense également à Floriant et Florette, où Morgane se fait voleuse d’enfant, mais pour assurer un destin prestigieux à Floriant, le sauvant des turbulences qui entourent sa naissance.
Le troisième chapitre entend donner un aperçu de l’autre monde, de celui des fées. L. H.-L s’intéresse ici à la structure et à la nature de l’espace féerique, aquatique, forestier et indique les moyens de communications entre l’espace de la chevalerie et celui des fées. En convoquant quelques propos encyclopédiques (Otia imperialia) elle montre comment cet univers pouvait être ressenti dans la mentalité médiévale. Un des aspects essentiels du monde des fées en est la ligne temporelle : le temps faé est fortement condensé par rapport au temps humain, comme peuvent le mesurer les héros du Lai de Guingamor, du Paradis de la reine Sibylle ou de Mabrien. L. H.-L. intègre à ce chapitre les études celtiques et met en parallèle le monde romanesque de la littérature romane et celui des légendes celtes (galloises en particulier), sans toutefois tomber, ce dont on lui sait gré, dans le « celticisme » parfois excessif de certaines études. Les personnages de féerie sont également inventoriés, avec les géants, tenants des forces chtoniennes, les hommes sauvages, les nains, les lutins, le loup-garou, les changelins. On est surpris de ne pas trouver le dragon/serpent dans cet inventaire, habitant pourtant important de l’autre monde et représentant de forces chtoniennes que le chevalier doit vaincre, éventuellement avec l’aide d’une fée ou d’un objet donné par une fée. Rappelons par exemple l’épisode de Mabrien où le héros atteindra la fée Gracienne après avoir, entre autres, tué un dragon, qu’il réussira à vaincre à l’aide d’un écu que la fée lui avait fait parvenir auparavant. Dans ce chapitre, est également évoqué le personnage de Merlin, le pouvoir des fées, fileuses, guérisseuses, même cuisinières (légende d’Eliodorus). L’épisode relié au motif de l’enfant qui ne dort pas (lai de Tydorel) inséré ici ne me paraît pas très bien placé. C’est d’ailleurs la critique que je ferai à ce chapitre, plus exactement à l’organisation de celui-ci. L’auteur entend proposer une typologie du monde de la féerie, avec une catégorisation des différents personnages, mais l’ordre est perturbé avec quelques insertions peu logiques. Il me semble par exemple que le personnage de Merlin n’avait guère sa place ici ; il aurait été peut être préférable de l’associer à la rubrique « Morgane » pour ses relations avec la fée. De même, la rubrique concernant les fées enlevant des enfants aurait été à mon sens mieux placée dans la typologie des fées, avec un paragraphe « changelins », plutôt que dans la partie concernant la ‘vie des fées’.
L’ouvrage se termine par un beau chapitre sur les réappropriations de la féerie, dans un monde médiéval dominé par le christianisme et par une idéologie forgée par les clercs et les chevaliers. La question de l’intégration de la fée est donc essentielle, dans la mesure où le personnage fascine et se décline de nombreuses fois dans la littérature. Une première attitude, venant du monde des clercs, est la satanisation de la fée (pp. 175-202), qui fait des fées des créatures du diable et les assimile aux succubes. L. H.-L. donne à ce propos un aperçu fort intéressant du lexique clérical concernant les fées (pp. 178-80). Une autre interprétation est l’assimilation de la fée à la sorcière qui va complètement dénaturer le personnage. Il n’en demeure pas moins que beaucoup de fées sont positives et apparaissent comme parfaitement chrétiennes (Mélusine va à l’office et se comporte comme une bonne chrétienne, la Morgane qui enlève le nouveau-né Floriant a pour premier soin de le faire baptiser, comme la fée Oriande dans le Maugis d’Aigremont). L’imaginaire romanesque, qui met en contact la fée et le chevalier, réussit finalement un syncrétisme entre mythe, folklore et morale chrétienne : il permet aux fées d’assumer une fonction littéraire précise, « élément régulateur », embrayeur, tout en respectant un cadre non directement répréhensible par la morale. On pourrait citer ici le cas de Chrétien de Troyes, qui joue avec subtilité sur les incertitudes : Laudine est-elle une fée ou non ? Les pucelles ponctuant le parcours de Lancelot en sont elles ? Espace de l’interrogation qui permet plusieurs lectures, mais qui montre aussi que la fée, en dépit de son originelle ambivalence, peut avoir une place véritable dans l’imaginaire médiéval et chrétien.
L’ouvrage de L. H.-L., agréable à lire (un regret toutefois, l’absence de tout index, imposée sans doute par la collection), offre au public non spécialiste du Moyen Âge un parcours suffisamment complet (et synthétique) pour se faire une idée nette de l’imaginaire médiéval sur les fées. On saluera aussi les quelques ouvertures que l’auteur fait vers des époques postérieures, permettant d’esquisser l’importance de la réception. Même s’il ne remplit bien évidemment pas les mêmes espaces que le livre de 1984 (mais ce n’était pas son but), ce texte rendra également service au médiéviste qui y trouvera une information concise, tout en étant précise, pouvant le guider et l’aider dans son travail.
Bernard Ribémont, «Le Monde des fées dans l’Occident médiéval», Cahiers de recherches médiévales, Comptes rendus, http://crm.revues.org/document229.html.