Printemps 1890. Teodor Jozef
Konrad Korzeniowski (qui prendra plus tard le nom de plume de Joseph Conrad)
est engagé comme officier de marine marchande par la Société Anonyme Belge pour
le commerce du Haut-Congo. Quittant Bordeaux le 10 mai, il débarque dans le
port de Boma courant juin. Il rallie ensuite Matadi. C’est de là qu’il part à
pied avec une caravane de 31 hommes pour Kinshasa où l’attend le navire dont il
doit prendre les commandes. Une marche harassante de 19 jours dans des
conditions extrêmes. Un avant goût de l’enfer qui l’attend lors de la remontée
du fleuve en bateau. Animosité de ses compagnons belges qui ne voient en lui qu’un
étranger chargé de faire un rapport accablant sur la façon dont ils exploitent
les richesses du pays, chaleur insupportable, maladie et fièvre, hostilité d’une
partie des autochtones… un voyage terrible dont il sortira à jamais marqué et
qui lui servira de matériau de base pour la rédaction de son roman Au cœur des
ténèbres publié en 1899.
Un récit très documenté sur les
sept mois passés par Conrad en Afrique. Après sa somptueuse trilogie consacrée
à Marta Jane Cannary, Christian Perrissin prouve une fois de plus qu’il est à l’aise
avec la biographie. L’écrivain anglais d’origine polonaise part en Afrique par
nécessité économique mais aussi parce qu’il garde un souvenir émerveillé de sa
lecture des œuvres de l’explorateur Henry Morton Stanley (célèbre pour avoir
retrouvé Livingston sur les rives du lac Tanganyika en 1872). Le problème c’est
que la réalité qu’il découvre est loin de la volonté philanthropique défendue
notamment par la presse belge de l’époque. Les sauvages ne sont pas forcément
ceux que l’on croit. Les colons font preuve d’une cruauté abominable. Brutes
sans scrupule cherchant à s’en mettre plein les poches, notamment grâce au
commerce de l’ivoire, ils fouettent et assassinent avec une certaine
délectation les noirs qu’ils recrutent dans les villages disséminés le long du
fleuve. Point d’altruisme, juste l’exploitation inhumaine d’une main d’œuvre corvéable
à merci. Une vision de cauchemar pour Conrad. On sent au fil des pages l’angoisse
l’envahir devant la violence innommable qu’il découvre.
Les planches de Tom Tirabosco
sont si évocatrices que l’on a parfois l’impression d’étouffer dans la moiteur
de la forêt congolaise. Il lui aura fallu près de trois ans pour réaliser l’ensemble
de l’album en utilisant la technique très particulière du monotype. Le résultat
est tout simplement bluffant, charbonneux à souhait, totalement raccord avec l’inquiétude
qui gagne l’écrivain au fil de son voyage.
Un coup de projecteur sur une
époque peu reluisante où, sous couvert d’émancipation, le colonialisme ne faisait
qu’entretenir les immondes relents d’une forme de servitude supposée abolie
depuis de nombreuses années. Un album d’une grande force qui souligne
parfaitement le pessimisme sur la nature humaine qui caractérisera par la suite
l’œuvre du romancier Conrad. Impressionnant !
Kongo de Tom Tirabosco et
Christian Perrissin. Futuropolis, 2013. 175 pages. 24 euros.