Trois autoportraits de la maturité

Publié le 12 mars 2013 par Les Lettres Françaises

Trois autoportraits de la maturité

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Trois écrivains reviennent, chacun à sa façon, sur leur autoportrait. Le premier, marocain, est économe de livres. Voilà dix ans qu’il ne publiait pas et il se définit, de ce fait, comme « analphabète pendant dix ans ». Il a peu écrit auparavant, mais son style, son ton, la bizarrerie de son nom de plume, réduit à un prénom et à une initiale, ses confidences homosexuelles, très directes, très assumées, en ont fait, dès son premier livre, l’Enfant ébloui, un cas.

Et maintenant? Il parle de son père, de sa famille, de ses amis, de ses amants, au jour le jour, mais comme si, finalement, ils appartenaient à un vague passé, à une réalité un peu lointaine et floue, même si ses interlocuteurs sont là, face à lui, et donc dans la page que nous lisons. Il rapporte leurs propos, leurs gestes, il analyse même, toujours de son ton égal, presque parlé, qui semble non pas monologuer, mais dialoguer avec lui-même. en cela, le livre de Rachid O. est un vrai autoportrait: comme un peintre, mais avec l’instrument de la littérature, il se regarde dans un miroir, se décrit. Dans un taxi, dans un restaurant, dans une chambre d’hôtel. Il est donc, quoi qu’il en dise, bien loin d’être un analphabète, car il manifeste, dans ce livre, comme dans les précédents, la confiance im- mense, démesurée qu’il place dans la chose écrite, dans la chose lue.

Son Maroc est à mi-chemin du Maroc des Marocains et du Maroc des étrangers, parce que, justement, Rachid O. est souvent auprès de Français dont il tente de comprendre le regard. C’est même un des sujets de prédilection de son œuvre et ce qui le rend si singulier dans le paysage littéraire. Il veut témoigner de l’incommunication des univers culturels, psychiques, individuels, emprisonnés, chacun dans son système de repères. Le désir est une des formes de cette incommunication, de ce malentendu. L’amitié, heureusement, non.

Aux deux tiers du livre, une conversation avec un ami lui fait penser qu’il « tient là son livre », comme s’il n’avait pas déjà été largement entamé. C’est aussi ce qui donne à la lecture sa vie: le lecteur accepte le pacte étrange que lui a proposé l’écrivain de feindre de n’avoir pas compris où il le conduisait, selon quelle logique il menait sa narration. C’est pourtant une simple logique des impressions et de l’angoisse. Celle d’écrire au plus près d’une vérité dont l’auteur seul au fond édicte la loi.

Patrick Autréaux est entré en littérature plus récemment. Il y a quatre ans. C’est un médecin qu’un cancer très grave a fait passer de l’autre côté de la barrière. Il a découvert non seulement le sursis, mais la chosification qu’implique le statut de patient. Dans la vallée des larmes était un premier récit qui aurait pu être le dernier. Il était bouleversant par sa crudité et son humanité. On suivait le récit avec beaucoup de douceur et de frayeur, d’admiration aussi pour la justesse de ton et la violence assumée. Comme devant un film de Bergman. Sont venus ensuite deux textes d’approfondissement poétique.

Et voici un quatrième, Se survivre, dont le titre dit assez clairement la tonalité. Que reste-t-il de moi ?, semble se demander le médecin maintenant devenu pleinement écrivain. L’hôpital, la rue, la chambre se succèdent implacablement. On est hors du rythme ordinaire de la vie. Les poèmes prennent un poids nouveau. Un voyage au Vietnam fait naître une amitié avec un grand poète. Immense leçon de sagesse et de détachement, comme le parcours d’un bodhisattva, dit-il. « Un homme qui se détache mais revient plein de tendresse pour les autres, et qui, de son immense attention, fait son juste milieu – sa maison. »

Dans un récit au titre emprunté à la fois à Baudelaire et à René Crevel, Stéphane Lambert, jeune écrivain belge, auteur d’une quinzaine d’ouvrages, revient sur l’histoire de sa sexualité. Il avait raconté dans un premier texte, Charlot aime monsieur, son initiation, dans sa prime adolescence par un adulte, peu scrupuleux. Cet épisode retrouve sa place dans sa chronologie, puisque c’est l’histoire de son corps qu’il trace ici. Un corps malmené, parfois malade, parfois désirant, parfois totalement heureux, séduisant et épanoui. Au terme des étapes, l’auteur contemple ce corps étendu et apaisé, transformé. Suis-je un autre ?, se demande-t-il. « Je regarde à nouveau l’entièreté du visage. Je prononce mon prénom. Aucun écho. Je reste stupéfait devant la dépouille inerte de mes traits. Je suis ce faux-semblant. Ce double qui prend ma place. »

La dernière page réflexive, très fine, très profonde, que Stéphane Lambert consacre à son entreprise autobiographique, « détour nécessaire pour rejoindre l’existence dont on vit écarté », pourrait s’appliquer à Rachid O. et Patrick autréaux, à peine plus âgés que lui (ils sont nés respectivement en 1970, 1968 et 1974). « Écris comme une riposte au gâchis irréparable. »

René de Ceccatty

 


Analphabètes, de Rachid O., Gallimard, 124 pages, 14,90 euros.

Se survivre, de Patrick Autréaux, Verdier, 80 pages, 10 euros.

Mon corps mis à nu, de Stéphane Lambert, Les impressions nouvelles,128 pages, 12,50 euros.