Avec la banalisation des smartphones, le marché de la géolocalisation fait fantasmer
des deux côtés de l'Atlantique. Mais les modèles économiques se cherchent encore.
Ce n'est plus de la science-fiction. Avec son téléphone mobile, Michael peut, grâce à Google Latitude ou Facebook Places, pister Marie, si elle a accepté d'être localisée. Les annonceurs peuvent aussi leur envoyer des promotions ciblées en fonction du lieu où ils se trouvent, et au bon moment. Avec la banalisation des smartphones et l'explosion des ventes de tablettes, ce qui, il n'y a pas si longtemps, ressemblait à un gadget pour adolescents geeks apparaît comme le Graal publicitaire du XXI e siècle. Au risque de soulever des interrogations sur la protection de notre vie privée. Aux Etats-Unis, le marché décolle : l'an dernier, la publicité géolocalisée y représentait déjà 835 millions de dollars selon le cabinet Berg Insight, contre 325 millions pour toute l'Europe, et elle pourrait approcher 1,3 milliard en 2017. En France, on en est encore aux balbutiements. Des deux côtés de l'Atlantique, ce marché du futur fait fantasmer, même si les modèles économiques, eux, se cherchent encore.
Tous les géants mondialisés de l'Internet s'intéressent à la géolocalisation. Avec leur système d'exploitation Google, Apple et Microsoft sont aux premières loges. Ils ont la main sur les positions des porteurs de mobile, sans bien sûr pouvoir exploiter ces données s'ils n'ont pas été autorisés à les partager.
Forte rivalité
Tous intègrent désormais un logiciel de cartographie, la clef de voûte pour se positionner sur ce marché émergent. Preuve que l'affaire est sérieuse, le secteur est devenu un terrain de rivalité. Pour s'affranchir de Google Maps, le service de cartographie de son adversaire, la firme à la pomme a racheté des sociétés afin de développer, avec le leader mondial du GPS TomTom, sa propre offre de cartographie, installée sur l'iPhone 5. Quitte à essuyer les plâtres avec un service péchant, au démarrage, par des erreurs flagrantes. Mais vu d'Apple, l'enjeu était crucial : il s'agissait d'éviter d'être dépassé sur l'un des services les plus populaires sur le mobile.
Pour Google qui se rêve en réseau social, derrière ces données c'est « la qualité du service rendu qui est en jeu », estime Raphael Leiteritz, le directeur des produits Geo. « Plus de 20 % des recherches des internautes sont liées à la géolocalisation », souligne-t-il. Ce chiffre, évidemment, intègre les requêtes sur Google Maps et Google Earth. Le premier moteur de recherche mondial, convaincu de l'intérêt croissant du public pour les informations géolocalisées, enrichit aussi régulièrement son offre avec de nouveaux services. Dernier en date, Google Now : cette application, lancée fin 2012, croise les données personnelles fournies par l'utilisateur avec les différents services Google. « Imaginons que, dans votre agenda, vous ayez inscrit un rendez-vous à 17 heures gare de Lyon. L'application va vous suggérer de quitter votre bureau place de l'Opéra plus tôt que prévu, des embouteillages perturbant la circulation », explique Raphael Leiteritz.
Les applications utilisant la géolocalisation sont devenues une clef de l'enrichissement du service sur mobile. Quoi de plus efficace que de savoir où est le porteur du smartphone pour lui indiquer le meilleur kebab dans son quartier, la station-service la plus proche de sa voiture tombée en panne, ou lui dire s'il va pleuvoir. Un simple début. Demain, on lui signalera sans doute aussi où trouver un parapluie à proximité.
Pour les réseaux sociaux, la géolocalisation « fait partie de l'ADN », clame Facebook. Le réseau créé par Mark Zuckerberg, qui mise désormais sur le mobile pour nourrir sa croissance, joue à fond cette carte. Sur les traces de Foursquare, qui a lancé la mode du « check in » - « je m'enregistre dans un lieu » -, il a aussi offert cette fonctionnalité (utilisée à 17 milliards de reprises depuis août 2010). Et il vient de créer Nearby, qui vous permet de savoir quels endroits vos amis aiment dans le quartier où vous êtes…
A côté des géants de la Toile, de grands acteurs locaux estiment avoir une carte à jouer. A l'image du site Leboncoin ou de Pages Jaunes . Propriétaires de leur cartographie, les anciens annuaires, opportunément rebaptisés Solocal Group, surfent sur leur savoir-faire historique de la mise en relation pour développer la géolocalisation. Enfin, du côté des opérateurs télécoms, SFR Régie s'est engouffré sur ce créneau avec un portefeuille de 3 millions de clients prêts à recevoir des messages géolocalisés.
En France comme aux Etats-Unis, cette ruée vers la géolocalisation a une explication simple : tout le monde y voit la perspective d'un business très lucratif. Les géants du Net et les développeurs d'applications lorgnent le marché de la publicité locale, un gâteau de 10 milliards d'euros dans l'Hexagone (promotion et imprimés inclus), misant sur un basculement vers le mobile.
Séduire artisans et commerçants
Sur le papier, le marché a de quoi les faire rêver. Grâce à la géolocalisation, il devient possible d'attirer le quidam qui passe à quelques mètres d'une boutique en lui envoyant une publicité sur son smartphone. Ce « avec un bon retour sur investissement », souligne Laurent Pierre Baculard chez Bain & Company.
« Ce type de campagne intéresse tous les groupes qui cherchent à augmenter la fréquentation de leurs points de vente physiques », confirme Julien Chamussy chez Admoove, réseau de publicités géociblées sur mobile. Concessionnaires automobiles souhaitant attirer le chaland à leurs journées portes ouvertes, restaurants ou cinémas voulant remplir leurs salles aux heures creuses, lieux touristiques, agences immobilières, centres commerciaux. Et naturellement, la distribution, de l'hypermarché qui pourra pousser une promotion aux chaînes d'habillement, de restauration… « On revient aux fondamentaux du commerce, à savoir un emplacement et une relation directe avec le client », observe Olivier Rippe, président de l'agence Proximity BBDO, pour qui « le marché décollera avec la dématérialisation des cartes de fidélité et le paiement sur smartphone. Demain, la proximité sera le nerf de la guerre dans le commerce. »
Pour autant, la monétisation de la géolocalisation peine à démarrer. Si le mobile permet un marketing ultramoderne, en revanche, attirer des budgets locaux renvoie aux pratiques commerciales les plus traditionnelles. Les agences conseil ont « un travail de pédagogie colossal à mener », admet Benoît Régent, directeur général du pôle média chez OOH (groupe Carat) qui rappelle que dans l'Hexagone le premier marché publicitaire géolocalisé reste… le bon vieux prospectus, l'un des secteurs les plus communicants, la grande distribution, s'étant peu convertie au numérique.
En effet, les annonceurs sont loin d'avoir fait leur révolution culturelle. Les difficultés commencent lorsqu'il s'agit d'aller séduire des commerçants et artisans dans des petites villes. L'enjeu est de taille : 80 % de la publicité locale est réalisée dans des villes de moins de 50.000 habitants selon Solocal Group. Or, là, il faut convaincre le restaurateur de Guéret, habitué à prendre un encart publicitaire dans le quotidien local, de l'utilité de se promouvoir sur le mobile ! Et, pour y parvenir, rien ne remplace encore de solides équipes de commerciaux sillonnant le terrain. « C'est notre force par rapport à Google », déclare fièrement Julien Billot, directeur général adjoint en charge du pôle média de Solocal Group.
Les budgets locaux sont aussi dans la ligne de mire d'un Google ou d'un Facebook. Pour les attirer, les deux Américains offrent aux commerçants et autres artisans la possibilité de déposer eux-mêmes leur campagne sur des plates-formes simplifiées. Une opération pas forcément évidente pour eux… En réalité, les deux géants misent sur la puissance de leur marque et l'étendue de leurs services. « Ce qu'on monétise, c'est l'écosystème Google », confirme Raphael Leiteritz. En allant sur le terrain de la localisation, Facebook espère de son côté inciter les petites entreprises à créer leur page, puis à pousser ses services…
En réalité, sur le plan technique, même des grands annonceurs ne sont pas toujours prêts pour s'aventurer sur le terrain de la promotion géolocalisée.
Aux yeux du marché publicitaire, tous les services n'ont pas la même valeur. Par exemple, isolée, la promotion du lieu où je suis - le fameux « check in » qui a remis au goût du jour les coupons de réduction numériques - se monétise mal. Ce qui a conduit Foursquare, malgré ses quelque 30 millions de visiteurs uniques, à se transformer en city-guide. « Plus que la localisation instantanée de l'individu, ce sont ses déplacements et ses zones de consommation qui sont pertinents », juge Xavier Guillon, directeur général de France Publicité.
Enfin, il faut trouver les bons formats pour s'adresser aux porteurs de mobile. Il ne doit pas se sentir agressé, mais l'annonceur doit s'assurer qu'il verra le message. Or, pour savoir que la pizzeria du coin de la rue offre une ristourne de 50 %, il faut encore que l'application affichant sa bannière soit ouverte. Pour éviter cet écueil, SFR Régie préfère miser sur les classiques Push SMS, qui arrivent en direct sur le mobile.
Dans un pays plutôt publiphobe, reste une dernière question, essentielle : le consommateur acceptera-t-il de voir les publicitaires le suivre à la trace ? Rien n'est moins certain : 86 % des individus souhaiteraient avoir la possibilité d'interdire la transmission de leur localisation par téléphone mobile à des entreprises commerciales, selon une enquête réalisée en 2012 par le Crédoc. Le rejet est d'autant plus fort que l'étape après la géolocalisation est l'exploitation des autres données personnelles des utilisateurs de smartpholinkne. Une mine d'informations qui pourrait ouvrir le champ à une publicité beaucoup plus ciblée, et donc plus efficace et plus chère. Dans un contexte sensible où la France a annoncé son intention de légiférer l'an prochain sur l'utilisation des données personnelles, tout le monde y pense mais, pour l'instant, personne ne veut en parler.
Nathalie Silbert
Les points à retenir
Tous les géants de l'Internet s'intéressent à la géolocalisation.
Avec cette fonctionnalité, envoyer une publicité sur le smartphone d'un individu en fonction de l'endroit où il se trouve et du moment devient possible. Dans la ligne de mire des acteurs du
secteur : le marché de la publicité locale, soit 10 milliards d'euros en France.
Alors qu'aux Etats-Unis le marché décolle, dans l'Hexagone, la monétisation de la géolocalisation peine encore démarrer.