Santé ! Autour de la table, les rires des convives accompagnent les cliquetis des verres qui s’entrechoquent. C’est jour de fête, alors
Entre le cousin Éric et la belle-sœur Sylvie, Jacques – prostré sur sa chaise – observe la scène silencieusement. S’efforçant de sourire, en accompagnant les cliquetis de son verre vide heurtant d’autres verres, remplis, eux. S’efforçant de feindre l’indifférence à ces multiples On trinque pas le verre vide ! Pourquoi ne trinquerait-on pas le verre vide, d’ailleurs ? Est-ce que ça porterait malheur, comme toutes ces indigestes superstitions ? Ou s’apparenterait-on dès lors à un misanthrope qui ne souhaite pas partager le nectar qui unit ? Personne ne sait, probablement. Personne ne veut savoir d’ailleurs. Tout le monde boit et la question reste en suspens, au-dessus du vin qui ruisselle.
– Qu’est-ce que tu veux boire, Jacques ?
– Ne t’inquiète pas, je vais me servir un jus de fruit.
– Allez, c’est la fête, tu ne préfères pas des bulles ?!
– Non, merci. Je ne bois pas.
Je ne bois pas. Jacques croit distinguer ces quelques mots résonner dans la salle, figeant tout sur leur passage. Je ne bois pas. Et les verres de s’arrêter de cliqueter. Je ne bois pas. Et les convives de s’arrêter de rire. Je ne bois pas. Et tous les regards de se fixer sur lui. Je ne bois pas. Pour un instant. Une éternité. Je ne bois pas. En réalité, la fête bat son plein et personne n’a prêté attention à ces mots, à présent en miettes à terre. C’est vrai, Jacques ne boit pas. Plutôt, Jacques ne boit plus. Parce que, ces dernières années, il ne les a passées qu’à ça. Boire. Encore et encore. Boire. S’enivrer surtout. D’alcool fort en gueule. Qui le faisait devenir un autre. Un autre qui, comme l’alcool, avait de la gueule. De l’assurance, du charme, de l’humour. Pas comme lui, qui n’était qu’une ombre inaudible. Mais l’alcool est une maîtresse qu’on ne peut concilier avec d’autres envies. Lorsqu’il avait rencontré Annabel, il avait donc cessé toute relation avec celle qui l’envoyait au septième ciel toutes les nuits. Mais il y a quelques semaines, Annabel était partie. Emportant avec elle ses envies, et un pan de sa vie. Depuis, Jacques lutte intérieurement contre la belle enfouie qui ne demande aujourd’hui qu’à retrouver sa place. Alors oui, prononcer ces quelques mots – Je ne bois pas –, ça lui coûte.
– Ben alors, Jacques, il paraît que tu carbures à l’Oasis ?
– Oui, ça te pose un problème ?
– Ben non, mais c’est dommage ! Allez quoi, c’est la fête, mon Jacquot ! J’ai ramené un Macvin qui enverra tes papilles au paradis… Ça ne te tente vraiment pas ?
–…
– Une gorgée, pour me faire plaisir !
– Bon, allez, pour te faire plaisir alors… Trois gouttes.
– Tu ne le regretteras pas !
Qu’il dit, le gars qui s’éloigne insensiblement après avoir rempli généreusement le verre de Jacques. Qu’il dit. Mais Jacques sait, lui. Qu’il le regrettera. Amèrement, même. Parce que dans le monde de Jacques, une gorgée, ça n’existe pas. Une gorgée est toujours accompagnée d’autres. Et d’autres. Et d’autres, encore. Parce que Jacques vit dans le monde des alcooliques abstinents où, même si l’alcool n’est plus là physiquement, il est pourtant présent, tapi dans l’ombre, prêt à surgir à la moindre seconde trop fragile. Et là, il a cédé à cette seconde trop fragile. Cette seconde où l’ombre d’Annabel s’est dessinée devant lui. Cette seconde où les dés de sa destinée lui ont semblé pipés. Cette seconde avec l’autre et sa gueule de Pour me faire plaisir. C’est à cause d’eux. Uniquement à cause d’eux. Pas dupe de ces fausses excuses, au fond, Jacques sait qu’il est le seul responsable de ce qui se passera ensuite. Ni le souvenir d’Annabel, ni le hasard, ni l’autre ne l’auront forcé à boire ce verre. Pas plus que les quelques bouteilles qui suivront. Il en avait envie. Besoin. Et il a cédé.
Notice biographique
C’est en focalisant son énergie sur le théâtre et le dessin qu’elle a acquis et développé son sens du mouvement, teinté de sonorités, et sa douceur en bataille — autant de fils conducteurs vers sa passion primordiale : l’écriture. Elle écrit comme elle vit, et vit comme elle parle.
Récemment, elle a créé un blogue Un peu d’on mais sans œufs, où elle dévoile sa vision du monde à travers ses mots – oscillant entre prose et poésie – et quelques croquis, au ton humoristique, dans lesquels elle met en scène des tranches de vie : http://blogmaestitia.xawaxx.org/