Elle lève la tête, parfois, alertée par le silence. Peu de bruit, tout a changé, c'est étrange ; tout ce qu'elle connaissait, le voilà disparu. A à ses pieds traînent des choses informes, usées ou brisées. Elle se retourne. Personne. Devant un brouillard s'épaissit et monte le grondement d'une immense cavalcade qui s'éloigne drainant les présences, aspirant le paysage, comme s'il n'avait d'autre destinée que de se laisser emmener par le vent.
Dans la lenteur quelque chose se pelotonne ou peine. Dans la lenteur, on attend. L'expectative ne garantie justement que l'attente, comme l'attente hypnotique des surréalistes accouchait d'un cadavre qu'ils qualifiaient par avance d'exquis, sans doute par conjuration. Il faut ralentir, puis s'arrêter pour aborder, observer et juger d'un processus lent.
La vitesse exige la précision sans fioritures. Il n'est pas question d'hésiter ou de se lancer dans une aventure humaine sophistiquée quand on veut aller au plus vite. Je « fais » la Grèce, ces vacances. L’hôtel est réservé, le circuit est planifié, les rencontres sont organisés. Chaque minute est pleinement comblée pour remplir les quinze jours. Quinze jours qui empileront un maximum de choses vues, de plats mangés, de contacts réalisés, de repos planifiés, de bronzages appliqués et de tarifs étudiés pour une rapide, compacte et totale satisfaction du programme de loisir inséré dans le calendrier défilant à la vitesse maximale de production du temps humain.
J'ai mille raisons de plaider pour la lenteur. La première est que mon corps devient de plus en plus lent. Il a ses raisons et j'ai beau tancer ce vieil âne, il n'en fait qu'à sa tête. Ma tête est obligée de suivre. Les deux s'accordent dans une avancée qui voudrait bien rejoindre la grande course. Mais non, demain peut-être. Il y a peu de chance, un rien me distrait. La moindre trouée dans un jour soudain neigeux, comme celui où j'écris dos à ma fenêtre pour opposer la lumière du jour à celle de cet écran qui me plombe les yeux. La moindre apparition d'un merle gras mais marron, d'un homme qui passe sa parka de travers, tout cela et les frissons de l'air dans la pièce, m'écarte de la ligne, de l'influx, de la concentration qu'il faudrait pour s'élancer, foncer vers là-bas.
Et je bricole. Je tâtonne, je rumine une intuition, une sentence, un bout de fin, un début de récit. Je mâche de la langue enchevêtrée. Des mois, je passe à dénouer tout ça pour m'en faire un texte qui tienne debout. Ces lignes que vous lisez ont été vite écrites, d'accord...Après deux textes qui les ont précédées et quelques heures de marche en forêt auparavant, pour sentir mon pas. Mon pas qui m'a dit qu'il était lent, en colère contre ces choses dans le dos qui n'arrêtent pas de se manifester et qu'on appelle vertèbres.
La lenteur, la création, tout ça c'est de la même farine. Qui pourrait faire avec lenteur un produit sans saveur, sans résonance et sans belle apparence ? Personne sans s'exposer à mourir d'ennui ou tout envoyer balader. Ainsi règne l'universelle hystérie des hommes pressés de fabriquer du rien dans un emballage vulgaire, à consommer rapidement. Ainsi des monuments aux barres chocolatées.
Dans la lenteur il y a l'idée que l'humanité se respecte car elle s'estime.
Les moments de lenteur se nichent dans les instants de plaisir, de convivialité et de patience créatrice. L'humanité n'a pas de plus beaux moments, car c'est dans ces zones-là qui n'ont ni horloge ni gardien pour les réguler que les hommes se révèlent à eux-mêmes, se voient, se reconnaissent enfin. Et s'estiment, par surcroît.