Des pays entiers ont été « spécialisés » sur la base de la théorie de l’échange international de David Ricardo, notamment, en Afrique, dans des matières premières brutes à faible valeur ajoutée. S’il est vrai que le libre échange est généralement justifié par les économistes sur la base de la théorie des avantages comparatifs de David Ricardo, une théorie présentée dans les manuels comme supérieure à la théorie des avantages absolus d’Adam Smith, l’histoire des manuels a sans doute induit la profession – et le grand public – en erreur.
La loi des avantages comparatifs en économie est extrêmement importante pour comprendre dans quelle mesure l’échange crée de la valeur. De nombreux intellectuels oublient bien souvent à quel point le fait de se spécialiser dans l’activité où nous sommes le moins mauvais comparativement et d’échanger pour tout le « reste de nos besoins » est fondamental pour le développement.
Faire son pain soi-même prendrait plusieurs heures par exemple. Obtenir une baguette requiert de descendre au coin de la rue et de donner une pièce de 1 €. Pour le client, le seul temps économisé par cet acte d’échange nous donne déjà une idée, si cette personne gagne par exemple 15€ de l’heure dans son activité principale, de la valeur dégagée par cet échange. Si faire une baguette soi-même prend 2 heures, cette baguette coûte en réalité à la personne au moins 30€ ! L’échange nous permet de réduire les coûts d’opportunité dans un contexte de spécialisations alternatives.
Ainsi les avantages comparatifs sont cruciaux entre individus ou firmes et l’on peut remercier David Ricardo pour cette théorie. Cependant, cette théorie porte en elle les germes de sa contradiction.
En effet, elle repose en premier lieu, sur l’idée que les avantages des individus sont fondés sur des différences de dotations avant l’échange (on parle d’avantage exogène). Par exemple le fait qu’une personne a un talent musical ou un bananier dans son jardin. Comme l’a rappelé James Buchanan, c’est alors l’avantage, ou la différence, qui cause l’échange. Pourtant, comment envisager l’échange si nous n’avons pas de différences par exemple ? Cette réflexion, certes irréaliste, nous permet de comprendre que cela peut-être l’échange qui cause la différence ou l’avantage. On parle alors d’avantage endogène, dans le sens où l’avantage se construit à travers l’échange. C’est en fait la position de Smith dans les chapitres introductifs de la Richesse des nations dans lesquels est posée l’idée, évolutionniste, que les hommes naissent relativement égaux et que c’est davantage le système d’échange qui nous pousse dans des directions différentes, et nous confère ainsi des avantages relatifs.
En deuxième lieu, la théorie de Ricardo, telle qu’elle est posée dans le chapitre 7 de ses Principes sur l’échange international, traite explicitement d’échange entre pays (alors que ce sont les individus et les firmes qui échangent à l’intérieur et entre pays). L’exemple typique est celui de la production de drap en Angleterre et de vin au Portugal. Ricardo a ainsi pratiqué une nationalisation du concept d’échange et de sa logique, injectant implicitement dans le raisonnement économique la vision « Nous contre eux », même si sa volonté était de démontrer les avantages du libre échange.
En troisième lieu, cette nationalisation de l’échange dans le cadre des avantages comparatifs a logiquement induit une vision de spécialisation industrielle entre pays donnant lieu à un commerce international inter-branches : « la France » se spécialise dans la production de blé, « l’Allemagne » dans celle de machines et les deux pays échangent leur spécialisation. La réalité est toute autre : c’est au contraire un commerce international intra-branches qui caractérise les relations économiques entre nations. Pour filer la métaphore de l’anthropomorphisme au plan commercial, les deux pays « produisent » chacun à la fois des automobiles et du blé et les échangent.
Un produit n’est d’ailleurs plus « made in France » ou « Made in China » mais en réalité « made in the world » puisse que les chaines de valeurs sont internationalisées : un iPhone est un bon exemple avec ses composants venant des quatre coins de la planète, son assemblage en Chine et sa conception aux USA. Le « made in … » n’a plus aucun sens, quoique puisse penser un célèbre ministre français à marinière. Cela signifie aussi que les importations sont en réalité dans une large mesure le contenu des exportations : ainsi, vouloir les diaboliser n’a, une nouvelle fois, aucun sens.
En quatrième lieu, cette vision de la spécialisation « nationale » a logiquement légitimé dans de nombreux PVD des politiques industrielles (donc assez loin du laissez faire original) consistant à développer l’avantage comparatif « national ». C’est ainsi que des experts internationaux bien intentionnés ont pu « jouer aux Lego » en spécialisant des pays entiers selon les enseignements de la logique ricardienne, les rendant ainsi en réalité fragiles, du fait de l’absence de diversification économique, et très vulnérables à la volatilité des marchés internationaux quant au prix de la marchandise dans laquelle ils se sont spécialisés.
D’une certaine manière cette nationalisation de l’échange est aussi à la source de la séparation artificielle dans les manuels entre l’étude de la croissance économique et celle du commerce international et de la concurrence. En réalité croissance et échange sont les deux faces de la même pièce. De même, la logique ricardienne débouche sur une vision économique caractérisée par la rareté. (Cette tendance est amplifiée par la vision des rendement de Ricardo qui sont en fait constants, qui est, d’une certaine manière, la conséquence logique de l’avantage exogène). Or, lorsque l’on saisit la fusion profonde entre croissance et échange, c’est une vision économique en termes d’opportunités qui émerge : ce sont les opportunités d’échange qui font le potentiel de croissance.
La vision smithienne du développement repose sur l’idée que l’ouverture économique permet d’étendre « la taille du marché ». L’origine du développement vient de l’augmentation de la productivité par la division du travail et la spécialisation (qui donne lieu à l’innovation), elles-mêmes dépendantes du penchant de l’homme à l’échange. Et c’est l’accroissement de l’étendue du marché qui permet d’élever le degré de division du travail et de spécialisation - donc de productivité et in fine d’augmentation des revenus.
Ouvrir le marché et ainsi étendre sa taille permet d’intensifier la croissance « organique » dans les réseaux d’échange, qui transcendent les frontières entre pays, industries ou branches. Cette croissance est évidemment ralentie par les « coûts de transactions » élevés par une logique nationale, protectionniste : ce sont alors des opportunités d’échange – et donc de croissance – qui sont détruites.
Si la théorie de l’avantage comparatif est fondamentale pour comprendre la dynamique économique, sont déplacement au niveau des « nations » a été une erreur, menant à l’opposé de la thèse de son auteur.
Emmanuel Martin, analyste sur LibreAfrique.org, le 11 mars 2013.