flOw, un jeu de simulation de vie à l’esthétique léchée
Le succès des récentes expositions consacrées au jeu vidéo et à son histoire (Game Story au Grand Palais, The Art of video game au Smithonian American Art Museum) a contribué à cette évolution des mentalités, y compris parmi les impétrants du monde de la culture. En 2011, la Cour Suprême des Etats-Unis (rien que ça !!!) assimile le jeu vidéo aux autres formes d’arts :
« Tout comme les livres, les pièces de théâtre et les films avant eux, les jeux vidéo communiquent des idées, voire des messages sociaux – par l’intermédiaire de nombreux outils de narration bien connus, tels que les personnages, les dialogues, l’intrigue et la musique et d’éléments propres à ce médium, tels que l’interaction du joueur avec le monde virtuel ».
Nul ne peut désormais plus nier que le jeu vidéo est un fait culturel majeur, permettant la diffusion des cultures, des idées et contribuant à créer un imaginaire collectif globalisé. La sortie du tout dernier Lara Croft a ainsi fait les titres des journaux télévisés. De là à obtenir une reconnaissance unanime du du jeu vidéo comme 10ème art… il est un pas qui ne saurait être tout de suite franchi.
Pour de mauvaises langues (un peu des gens comme nous), cette entrée au musée se fait par la petite porte : le MoMa PS1 qui va accueillir la collection jeux vidéo est consacré exclusivement au design et à l’architecture. Une preuve s’il en fallait que le débat est encore d’actualité.
Le jeu vidéo est davantage considéré comme une industrie de divertissement qu’un art à l’égal de la peinture ou la littérature, une industrie culturelle tel qu’a pu la critiquer le philosophe Theodor W. Adorno. Le jeu vidéo serait aliénant à l’égal de la télévision, abêtissant ou ultraviolent. En outre, le jeu vidéo, produit pour plaire au plus grand nombre et ainsi engranger un maximum de bénéfice, enfantée par la consommation de masse, ne pourrait dans ces conditions avoir d’ambition artistique. Que nenni!
Le jeu vidéo comme industrie culturelle, une critique stérile
Diversité des jeux vidéos : au delà des blockbusters
L’accusation mercantiliste atteste d’une certaine méconnaissance du monde du jeu vidéo… et de sa diversité.
A l’égal du cinéma, le jeu vidéo a ses blockbusters, sources de profits gigantesques, surexploités sous forme de licence, mais aussi ses jeux d’auteur, produits par des studios ou des artistes indépendants, riches de sens ou de beauté formelle. Le 7 ème art a aussi ses nanars : un film comme GI Joe (un grand moment de cinéma… ou pas) n’a pas su (?) clairement affiché son ambition artistique…
Ico, une fable onirique
Le jeu vidéo est souvent considéré comme un simple loisir où les joueurs ne serait qu’en quête de plaisir immédiat, de challenge ou de catharsis (du type, j’ai passé une sale journée donc je zigouille virtuellement tout ce que je vois) plutôt que d’esthétisme et d’émotions… Certains jeux s’adressent directement aux émotions des joueurs ; l’esthétique d’un jeu comme flOw, la réflexivité d’un jeu comme Dwarf Fortress, la prise de conscience de la brièveté et de la brutalité de la vie dans Passage (dont on vous a déjà abondamment parlé dans notre article sur le Pixel Art), la poésie et la beauté de l’intrigue d’un jeu comme Ico, le désespoir ou la frayeur dans un Fallout… L’interaction contribue à renforcer le poids et la force de ces émotions, le joueur peut s’identifier à son personnage, frémir, rire ou vibrer avec lui, il est en totale immersion dans un univers.
L’art pour l’art, une vision de l’art chimérique
On retrouve dans toutes ces critiques une conception de l’art bien particulière, influencé par l’école Parnassienne, l’art pour l’art : l’art ne peut avoir ni fonction ni utilité, la production artistique est une pratique si ce n’est ascétique du moins complètement désintéressée et hors du monde. Les parnassiens tomberaient sur la tête s’ils voyaient les enchères des oeuvres de Koons et Hirst…
Marcel Duchamp en 1917 raillait déjà cette chimère avec sa « pissotière inversé » transformée en Fontaine ; l’objet, ayant perdu sa fonction, deviendrait de l’art (autant qu’un grand fout… euh pied de nez au monde de l’art), la création résiderait dès lors dans la nouvelle pensée de l’objet.
Chaque discipline artistique obéit à des exigences commerciales et de profit. Le marché de l’art, et ses dérives, tendent bien à réduire l’art à une monnaie, avec ses fluctuations, fonction de la demande et de l’offre, de la cote de l’artiste… On en a eu un bel exemple avec l’affaire du vol de l’oeuvre de street art Child Labor de Banksy.
Quand bien même : si l’on acceptait cette définition de « l’art pour l’art », l’acte fondateur du jeu vidéo pourrait pleinement se revendiqué du Parnasse. Au départ, le jeu vidéo est après tout un détournement d’une technologie militaire…
L’art : définitions et évolutions…
Quoiqu’en dise les puristes, l’art, ou du moins le jugement de valeur porté sur ce que serait l’art, est en évolution constante. Il dépend des époques, des goûts, des cultures et même -osons- des individus.
L’art, une notion mouvante à travers les âges
Dans l’Antiquité, on ne distinguait pas clairement l’art du savoir-faire technique, ce qu’on appellerait aujourd’hui l’artisanat. En ce sens, l’art s’oppose à la science (pure connaissance) et à la nature. Cette définition subsiste jusqu’à la Renaissance, période où les commandes nobiliaires permettent aux artistes de se détacher des corporations. L’accusation de mercantilisme lié au jeu vidéo perd dès lors tout son sens, c’est le marché qui a libéré l’artiste de l’artisanat en lui assurant une certaine liberté. En cette période, l’art se doit d’exprimer un idéal (en ce sens il se rapproche et rapproche les hommes de Dieu), moral (pour ne pas dire religieux) ou esthétique, l’idée de beauté (détaché quelque peu de la contemplation du génie divin) ne se développant que tardivement à partir des Lumières. En somme, l’oeuvre d’art est soit mimétique, soit contemplative. Avec l’apparition de nouveaux courants (expressionnisme, cubisme) et l’utilisation de nouveaux médiums (photo, cinéma), cette définition change, l’art devient un mode d’expression ou de communication d’émotions.
L’art, comme vecteur d’émotions et moyen d’expression
Marcel Mauss au début du siècle témoigne de ce changement de paradigme : « l’art est à une activité humaine, le produit de cette activité ou l’idée que l’on s’en fait, s’adressant délibérément aux sens, aux émotions et à l’intellect. » Le concepteur de flOw et Flower, Jendova Chen, reprend pour les jeux vidéos cette définition « Tout ce qu’un être humain accomplit peut exprimer l’art. Il n’y a aucune différence entre le format numérique et les formes d’art traditionnelles ; ce sont simplement des technologies différentes inventées pour servir de moyen d’expression. Toutes sont de l’art ».
L’interactivité et l’art
L’interaction brouille la donne des « penseurs » et théoriciens…
Le « public »/joueur participe activement au déroulement de l’oeuvre, il en fait partie. L’art interactif est pourtant un champ exploré par de nombreux artistes contemporains à l’instar des Pixels liquides de Miguel Chevalier que nous avions pu découvrir à l’exposition Turbulences. Cette interactivité est un vecteur d’émotion ; dans le jeu vidéo, elle permet au joueur de s’immerger pleinement dans l’oeuvre d’art, dans cet univers virtuel. L’interactivité intensifie l’émotion du joueur : à l’émotion créé par le jeu (le graphisme, le scénario), le joueur va ajouter sa propre émotion, se félicitant d’avoir réussi un passage difficile, s’énervant car ayant échoué ailleurs, se projetant dans un personnage le temps d’un jeu, voir parlant comme lui dans un jeu de rôle…
Le jeu vidéo, un art neuf en construction
Le jeu vidéo et le cinéma : complémentarité et attirance
L’apparition de nouveaux médiums a clairement contribué à cette évolution de la notion d’art. Il est ainsi un autre médium et une autre forme d’art qui a souffert en son temps exactement les mêmes accusations que le jeu vidéo, le cinéma, autre industrie culturelle. Les similitudes sont d’autant plus remarquables que la frontière entre le cinéma et le jeu vidéo est très poreuse.
Comme au cinéma, avec Heavy Rain
La plupart des gros blockbusters ont leur licence jeu vidéo, alors que (sans réussite flagrante) certains jeux sont adaptés au cinéma. Certains réalisateurs, comme Spielberg, se mettent même aux jeux vidéo.
Grace aux évolutions technologiques, les jeux se rapprochent visuellement de plus en plus du cinéma. Certains jeux utilisent ainsi des comédiens dont on peut restituer les émotions ou la gestuelle en 3D avec des techniques de motion capture. Heavy Rain, petit bijou du genre, nous invite à jouer les héros d’une histoire, digne d’un thriller hollywoodien : plans, musique d’ambiance, lumière, psychologie des personnages, suspenses haletant, le jeu reprend ici tous les codes du cinéma.
Le jeu vidéo, un art total?
Le philosophe Alain Badiou analyse en ces termes le cinéma comme art : «le cinéma arrive après les autres arts, non pas seulement au sens technique ou chronologique, mais parce qu’il entretient des relations soutenues, et parfois mimétiques, avec les arts apparus avant lui».
D’une certaine façon, le jeu vidéo serait pleinement en droit de se réclamer de cette définition, tant ses liens avec les autres arts sont flagrants. C’était bien l’une des forces de l’exposition Game Story, mettre directement en relation les jeux vidéos avec le contexte technique mais aussi culturel et artistique.
La musique, la littérature, le design et l’architecture, les arts graphiques, le cinéma, le jeu vidéo assimile l’apport des autres arts et leur surajoute l’interactivité. On est pas loin d’un art totalà la façon des romantiques allemands.
Un art à construire
Avec 50 bougies à son actif, le jeu vidéo est un art jeune.
Un célèbre critique de cinéma américain Roger Ebert avait affirmé que lejeu vidéo ne pouvait pas être un artcar « un jeu vidéo ne pourra jamais survivre assez longtemps pour devenir une oeuvre d’art » ; les consoles subissent les ravages du temps (ou de l’obsolescence programmée, elles ne cessent de changer à la faveur de nouveaux moteurs graphiques, sans que la convertibilité des jeux ne soit assurée.
Il est vrai que la prise de conscience des acteurs du monde de la culture de la nécessité d’effectuer un travail de mémoire, d’archivage et de sauvegarde est très récent. A l’origine effectué par des passionnés, celui-ci commence à peine à s’institutionnaliser, au travers du travail du MoMa mais pas seulement. La France, avecl’association Mo5, est à la pointe dans ce travail de préservation et de conservations, tant des jeux, que des bornes d’arcades, ordinateurs et consoles d’époque.
Sans aucun doute, le jeu vidéo comme art n’a pas atteint sa maturité. Il lui faut trouver ses artistes (gageons que dans les prochaines années, il seront de plus en plus nombreux), ses historiens et ses musées mais aussi ses théoriciens…
Ce travail de conceptualisation permettra au jeu vidéo de prendre pleinement conscience de son pouvoir, en tant qu’art et non industrie. Ceci lui permettra d’assumer pleinement sa vocation artistique et dès lors, l’invitera à trouver de nouvelles formes, à avoir de nouvelles ambitions. C’est du moins ce que lui prédisent des spécialistes comme Henry Jenkins »en matière de jeux, ce que nous avons vu jusqu’ici n’est que le début de ce qui peut être accompli dans ce médium (…). Les jeux sont devenus un art, mais je crois qu’ils peuvent être encore plus riches et profonds ».