Je reprends (ou plutôt je vole en toute connaissance de cause) l'expression de Tom pour parler de la vie car elle correspond très exactement à ce que j'essaie d'accepter et d'assumer depuis bien longtemps. Je voulais appeler cet article "La vie est motion" en référence à Isabelle Filliozat parce que cette phrase définit également le fait que, malgré notre volonté de tout classifier, étiqueter, contrôler et organiser, nous ne pouvons que nous soumettre aux aléas de la Nature (telle la mort de Marie-Libellule que je ne réalise toujours pas) ou aux évolutions de notre fonctionnement intérieur.
J'ai commencé, je le suppose, à me poser des questions un quart d'heure après ma naissance... et je soupçonne mon cerveau d'être partiellement vide pour laisser place à toutes ces interrogations perpétuelles qui m'assaillent quotidiennement. Je ne sais si l'affaire est génétique mais lorsque j'entends mes enfants me demander "quel âge a Dieu?" ou "Il y a quoi au delà du Temps?", je me dis que de longues soirées de questionnement existentiel m'attendent encore longtemps au coin du feu...
Depuis 32 ans que je traine ma carcasse dans ce bas-monde, je suis, comme je le dis dans mon portrait, "chercheuse en vie simple et tourneuse en rond". Pendant très longtemps, j'ai cru que le plaisir, la sérénité, le bonheur, la jouissance, la forme la plus pure de vie et d'extase ne pouvaient intervenir que lorsque TOUT serait ABSOLUMENT PARFAIT. Je mets ces trois mots en majuscule pour insister sur leur caractère intrinsèque. Chacun se lit à la fois séparément et dans cet ensemble de la sainte trinité...
TOUT : chaque détail, chaque recoin matériel ou immatériel, c'est à dire, chaque coin de l'endroit où je vis, chaque parcelle de mon corps et de mon esprit, chaque onde ou énergie me pénétrant et m'entourant.
ABSOLUMENT : complètement, entièrement, foncièrement, totalement (définition du Petit Robert)
PARFAIT : tel qu'on ne puisse rien concevoir de mieux
C'est ainsi que petite, je rangeais ma chambre parfaitement avant de jouer et que j'établissais régulièrement des programmes pour devenir meilleure : planning sur la semaine pour perdre des mauvaises habitudes ou devenir la fille que ma mère aurait voulu avoir. Il m'arrivait souvent aussi de vider l'intégralité de mes placards au centre de ma chambre pour remettre ensuite à sa juste place chaque objet, livre, jouet ou vêtement sélectionné avec attention et respect. Parallèlement j'avais une imagination extraordinairement débordante, qui me permettait d'évoluer dans mon monde parfait où je me réfugiais quand mon quotidien était trop pénible. A l'abri de la violence de ma mère, je pouvais imaginer l'adulte parfait que j'allais devenir. J'étais déjà bohème et sensible aux grandes causes, je m'imaginais dans des situations où je pourrais sauver une partie du monde, je construisais ma maison idéale en feuilletant les magazines chez une amie de ma mère, et j'imaginais aussi être la mère parfaite que ma mère n'était pas.
Les troubles alimentaires, la constipation chronique, les règles tardives, très irrégulières et douloureuses, l'obsession de la propreté corporelle sont venus, plus tard, tenter de contrôler ce corps imparfait qui se permettait de produire tant d'imperfections : graisse, selles, sang , sueur... Premier hic dans les rouages de ma machine, première impossibilité à maitriser les motions de la vie.
Découvertes des rapports humains avec les errances adolescentes. Jalousie, incompréhensions, colère, sentiment d'impuissance, dépendances... Deuxième hic : les gens sont des éléments imparfaits avec qui il est impossible d'avoir une relation pure et complète.
Amour, passion, mariage. Le retour au ventre maternel, à l'union parfaite de deux êtres en complétude, à l'état originel de fusion est impossible. Il faut apprendre à vivre avec cet autre qui ne sera jamais moi et qui n'évolue pas à la même vitesse ni dans la même direction. Le couple est cette association étrange de deux plaques tectoniques que je tente vainement de coller l'une à l'autre, il me faudra accepter que c'est dans cet espace d'imperfections et de différence que chacun peut se développer personnellement et se sentir soutenu sans être emprisonné.
Puis la maternité venant un temps combler mon ventre vide et créer la perfection. Harmonie, symphonie des désirs et des sentiments, passion commune, je grandis dans son regard au fur et à mesure qu'elle ouvre mes bras pour chercher Ailleurs. Cacophonie des 2 ans, nos instruments ne sont plus accordés et je ne comprends plus rien à ce petit bout de bonne femme qui affirme du haut de ses 80 centimètres son droit à disposer d'elle-même! Arrivée du petit frère, illustre inconnu dont je ne comprends pas les besoins et qui restera très longtemps "mon adorable énigme". Troisième hic : je ne serai jamais une mère parfaite. Mes enfants me bousculent, il faudra apprendre à leur contact combien c'est dans l'imperfection qu'ils m'aiment, combien on peut pardonner ses erreurs à quelqu'un qui cherche, qui se remet en question et qui essaie encore. Ils m'apprendront à aimer le désordre, les imprévus et les jours de pluie. Ils me montreront comment on peut se suffire de quatre pieux et d'un vieux drap pour se confectionner un tipi quand je voulais leur construire une cabane parfaite. Ils me déculpabiliseront de ne pas les habiller avec des tenues parfaites en me montrant qu'un pantalon sert surtout à ne pas trop s'écorcher les genoux quand on grimpe aux arbres. Et ils sauront me donner ce que je n'avais pas réussi à recevoir avant eux : la tolérance et l'humilité. "Je ne suis pas la meilleure des mamans" (moi) "Non, mais tu fais de ton mieux et c'est déjà pas mal" (ma fille, 7.5 ans)
Et enfin cette maison, cette fichue maison pour laquelle il nous aura fallu 5 ans de rénovation (et encore juste l'intérieur). Une maison imparfaite, avec des murs bancals et pièces impossibles à décorer comme je l'aurais souhaité, faute de moyens et de temps. Elle m'a appris la patience, et surtout elle m'a montré qu'on pouvait vivre heureux dans un univers en attente et en perpétuel mouvement... Que de plaisirs partagés avec les enfants plutôt que de peaufiner ce papier peint ou poncer cette plinthe à la lime à ongle... Que de barbecues improvisés sur un demi bidon en fer plutôt que dans cette cuisine d'été si lisse, découpée dans un magazine et soigneusement classée parmi les autres projets déco parfaits... Que de siestes délicieuses sur le vieux canapé tâché et défoncé en attendant le sofa parfait...
Bref, la notion de perfection me quitte un peu plus chaque jour et je profite de ce joyeux bordel parce qu'il me permet de recomposer en permanence, d'effacer, de recommencer comme sur un cahier de brouillon. Griffonner dans un coin, s'essayer aux pastels, raturer, écrire un texte d'une seule traite, y coller un morceau de tissu ou un ticket de bus, le brûler... Ma vie, mon merveilleux cahier de brouillon.