Petite exposition de la situation façon mix entre 'Faites entrer l'accusé' et 'Astérix':
Nous sommes en 1984. Toute la critique de la littérature jeunesse est occupée par la pédagogie. Toute? Non! Un petit livre qui vient de paraître résiste encore et toujours à l'envahisseur.
Ce petit livre, c'est The Case of Peter Pan, Or The Impossibility of Children's Fiction (Le cas de Peter Pan; ou, de l'impossibilité de la fiction pour enfants), par Jacqueline Rose, une chercheuse en littérature 'adulte', d'orientation psychanalytique.
Et alors, que nous dit ce court opus?
Tout simplement quelque chose qui va révolutionner l'étude de la littérature jeunesse.
La littérature jeunesse est impossible.
Vlan dans les dents! Impossible, mon pote, comme je te le dis. Mais impossible comment? Impossible pourquoi?
Eh bien, nous dit Jacqueline Rose,
La fiction pour enfants est impossible, non pas parce qu'elle ne peut être écrite (ce serait absurde), mais parce qu'elle dépend d'une impossibilité dont on s'aventure rarement à parler. C'est la relation impossible entre adulte et enfant. (Rose, 1984, p.1, traduction par moi-même)
C'est un enfant que l'adulte veut à la fois voir grandir et 'tenir en place' - Peter Pan, l'enfant qui ne grandit jamais, est un exemple parmi tant d'autres -; un enfant en qui l'adulte veut à la fois investir son savoir, mais aussi conserver dans un état d'ignorance permanent; un enfant, enfin, que l'adulte veut innocent et chaste, mais bombarde de désirs érotiques.
Bref, la relation entre adulte et enfant, qui est au coeur de la littérature jeunesse, est une relation bloquée. L'enfant n'y est qu'un réservoir à fantasmes, un signifiant sans signifié, pour ceux qui connaissent un peu de linguistique (un mot qui ne se réfère à rien, pour les autres).
Comme le conclut Rose, 'Il n'y a pas d'enfant derrière la catégorie "littérature pour enfants".'
Son étude, qui fait énormément référence à la psychanalyse et compare cette colonisation de l'adulte à une forme de pédophilie symbolique, déclenche au milieu des années 80 un branle-bas-de-combat dans l'étude de la littérature jeunesse. Jusque-là, il y avait bien sûr eu des théories, des études idéologiques, des études purement littéraires ou esthétiques; mais on parlait surtout de littérature jeunesse d'un point de vue pédagogique, en éducateurs ou théoriciens de l'éducation bienveillants et soucieux de mettre l'enfant-lecteur au coeur de la réflexion.
Impossible Peter Pan, par le meilleur designer
de couverture de tous les temps
Cette refonte en profondeur du concept même de littérature jeunesse vient tout bouleverser. On peut dire, je pense, que toutes les études théoriques en littérature jeunesse post-84 sont des réponses à Rose. Ma propre étude s'inscrit elle-même dans cette lignée. En 2010, un volume entier de la prestigieuse revue 'Children's Literature Association Quarterly' a été dévoué à une réévaluation de Rose, vingt-cinq ans après.
Et donc qu'est-ce qu'on dit à cette bonne Jacqueline (qui a d'ailleurs fait trois petits tours et puis s'en va, on ne l'a plus jamais revue en littérature jeunesse)? Merci Jackie, ou bien 'oh la méchante, elle nous a tout cassé notre discipline'? Eh bien, un peu des deux.
Son étude nous a fait perdre notre naïveté; nous a forcé, ironiquement, à grandir. A considérer la littérature qu'on étudie comme ambivalente, problématique, sans référentiel évident. A s'apercevoir qu'on n'est pas des gentilles marraines-la-bonne-fée, mais des adultes, c'est-à-dire des gens qui sont toujours-déjà dans une relation terriblement ambiguë à l'enfance.
'Tu ne reverras pas Sarkozy de sitôt! et d'ailleurs le Père Noël n'existe pas! Gnihihihihi!'
(Un exemple de la relation impossible entre adulte et enfant)
Après, il y a beaucoup de choses qu'on peut critiquer dans ce livre. Rose ne connaît rien, en fait, à la littérature jeunesse - elle a étudié Peter Pan, mais je pense qu'elle serait bien incapable de nommer un livre pour enfants contemporain. Son but n'était d'ailleurs pas d'aider les chercheurs en littérature jeunesse. Et puis sa thèse est tellement catégorique qu'elle est presque un constat d'échec: notre discipline iz dead.
Mais sur ce dernier point, je suis beaucoup plus optimiste. On peut aller au-delà. Grâce à elle, je pense, on a compris que la littérature jeunesse nécessite un discours théorique paradoxologique, c'est-à-dire réceptif aux paradoxes de la relation adulte-enfant et capable de les articuler. Grâce à elle, on s'avance, très doucement mais sûrement, vers une théorie complexe, subtile et importante de la relation adulte-enfant (c'est-à-dire du projet didactique) à travers ses représentations dans la littérature jeunesse.
Ouch! c'était théorique today. Allez, un peu de repos mercredi: ça sera plus fun, promis, on parlera des Séries!