Je m'explique: lorsque vous tapez "Yeshayahou Leibowitz" dans Google, les principaux liens auxquels vous accédez par la première page sont des textes ou des interviews relayés par des sites alter-mondialistes et/ou pro-palestiniens qui, signe des temps, sautent sur le premier slogan venu, et effectivement, le terme "judéo-nazi" prononcé par un vieux professeur en kippa noire, ça fait bizarre. Mais du coup, le risque, c'est de passer à côté du génie de ce penseur hors normes.
Non pas que je pense qu'il faille dissocier ses prises de position politiques de ses analyses sur le judaïsme et l'avenir du peuple juif: ils forment un tout. Mais Leibowitz vaut mieux qu'une simple vidéo dans lequel il utilise des termes parfois choquants (DisKotel pour parler du Mur des Lamentations par exemple): ce n'est pas (seulement) un grand provocateur devant l'éternel. C'est un penseur extrêmement rigoureux, d'une logique presque implacable et dont la lecture procure à tout celui qui le découvre une sorte d'illumination et de délectation assez rare.
Ses approches sont à la fois très traditionnelles, très modernes et très innovantes. Ne pas lire Leibowitz quand on est Juif au XXIème siècle, c'est comme être adolescent dans les années 80 et n'avoir jamais écouté Michael Jackson.
Cette série de billets sur Leibowitz ont deux objectifs:
1) D'abord flécher un parcours de lecture pour donner envie de découvrir Leibowitz. De nombreux ouvrages ont été traduits en français et peuvent faire l'affaire, depuis une initiation pour novice jusqu'à des ouvrages plus fouillés.
2) Ensuite répondre à certains commentateurs, comme mon ami Gabriel du blog Modern-Orthodox, qui lui adressent certaines critiques parfois légitimes
Comment démarrer quand on ne connaît pas du tout Leibowitz ?
Personnellement, je commencerais par "Brèves Leçons Bibliques" aux éditions Desclée de Brouwer. Il s'agit de la transcription de petits commentaires radiophoniques que Leibowitz dispensa sur les ondes de Galei Tsahal.
Ce qui frappe, c'est l'intensité et l'absence de blabla apologétique dans ces textes, qui font oralement moins de 15 minutes.
Mais rapidement, les exemples deviennent concrets et abordent la classique question de "la croyance en Dieu". Par exemple lors d'un commentaire sur la Ligature d'Isaac:
"Je ne puis m'empêcher de vous parler d'un homme à la haute stature intellectuelle et morale, qui appartient au monde du judaïsme (Haïm Cohen, ancien Président de la Cour Suprême de l'Etat d'Israël), et qui déclara qu'après Auschwitz il perdit sa foi en Dieu. Je lui ai rétorqué: Vous n'avez jamais cru en Dieu, vous avez cru en l'aide de Dieu et c'est en cette croyance-là que vous avez été déçu. Dieu n'a pas aidé. Mais celui qui croit en Dieu ne rattache pas sa croyance à la foi en l'ide de Dieu, et précisément il n'attend pas après cette aide. Il croit en Dieu à cause de sa divinité et non pour des fonctions qu'il lui attribue par rapport à l'homme."
Autant vous dire la vérité: lorsque j'ai lu ça pour la première fois, j'ai passé un nuit blanche.
Leibowitz fait également très attention, comme tout commentaire de talent du pentateuque, à la langue employée par la Thora, dont les aspérités disparaissent parfois totalement dans les traductions françaises.
Leibowitz relève un Midrach qui relève que le Pharaon de Joseph rêve qu'il était "Al Hayeor", "Sur le Nil", le Nil étant pour l'Egypte une véritable divinité. Alors que pour Jacob, il est écrit "Et l'Eternel se tenait Alav", on peut comprendre qu'il se tient sur l'échelle, mais aussi sur Jacob.
"Que signifie ce profond Midrach ? Dans les deux cas, il s'agit de personnes croyantes, conscientes du statut de l'homme face à Dieu. Pharaon l'idolâtre, est un croyant, mais son dieu, il le conçoit comme un moyen pour satisfaire ses besoins. "Il se maintient sur son dieu". Il possède un dieu qui le porte, un dieu pour lui, pour veiller à son bien-être et à son existence. Jacob à l'inverse, accepte d'être le porteur de Dieu, il ne demande pas à Dieu que celui-ci le fasse exister, mais il prend à sa charge d'être celui qui donne existence à la foi en Dieu"
Il y a des passages très émouvants, comme le commentaire de la Paracha Bo, où il débat avec un officier supérieur de Tsahal à propos de la différence de signification de Pessah pour le citoyen israélien et pour le croyant. (J'en avais fait une recension dans ce billet)
On y trouve également des sources traditionnelles parfois peu diffusées, comme ce Ketsot Hahochen (commentaire du Shoulkhan Aroukh) surprenant: Il est impossible d'admettre que la halakha pratique nous fut matériellement donnée par Dieu et que nous soyons liés à elle au pied de sa lettre "car si elle avait été donnée par écrit par Dieu, elle nous aurait été incompréhensible, car comment l'intellect humain pourrait-il comprendre la Thora de Dieu ?" ou ce Mechekh Hokhma (Rabbi Meir Simha Hacohen de Dvinsk) sur un sujet qui préoccupe particulièrement Leibowitz: la sainteté intrinsèque des objets : "Ne croyez pas que le Sanctuaire et le Temple soient des objets saints en eux-mêmes. A Dieu ne plaise !. Dieu habite parmi ses enfants, et s'ils ont comme Adam violé l'Alliance, toute sainteté est ôtée à ces objets qui deviennent profanes, de la même manière qu'ils auraient été désacralisés par des malfaiteurs. (...) En conclusion, il n'y a rien dans le monde qui soit saint, Il n'y a que le nom de Dieu qui soit saint car il n'y a pas dans la création de sainteté en soi, si ce n'est par l'observance de la Thora, conformément à la volonté de l'Eternel.
Evidemment un tel texte est explosif pour le courant sioniste-religieux en Israël qui a tendance (comme d'autres sources le permettent il faut bien le dire) à affecter une sainteté intrinsèque à la Terre d'Israël et à en tirer des conclusions politiques.
On y trouve également de nombreuses considérations que le pouvoir politique et son lien avec la Tradition juive, le tout exprimé dans un langage simple, accessible, mais terriblement percutant.
Que lire ensuite ?
Cependant, le livre qui a la densité la plus importante, parce qu'il couvre des domaines aussi différents que le Sionisme, l'Etat d'Israël, le Peuple Juif, le judaïsme, le christianisme, l'antisémitisme, la Shoah, la philosophie, la prière, la psychanalyse, la démocratie, le socialisme, les sciences du cerveau, le déterminisme, etc... c'est Israël et Judaïsme, aux éditions Desclée de Brouwer.
Il s'agit d'un livre d'entretien paru en 1987 en hébreu (et en 1993 en français) qui nous fait bien toucher du doigt le caractère très provocant de Leibowitz, mais aussi le côté ultra-logique voire implacable de ses raisonnements.
C'est également plein d'anecdotes historiques très croustillantes pour ceux qui s'intéressent aux grandes figures du judaïsme et du sionisme au XXème siècle (Ben Gourion, Berl Katznelson, Guershom Sholem, Martin Buber, le Rav Kook, etc...), aux grands événements du XXème siècle pour le peuple juif: la Shoah, la création de l'Etat d'Israël, le procès Eichmann, la guerre des 6 jours, etc... et aux grandes questions qui se posent au judaïsme contemporain: "Qui est Juif ?", les rapports avec le christianisme, l'humanisme (Leibowitz n'est pas un humaniste), le lien entre religion et Etat, etc, etc...
C'est toujours clair, précis, tranchant et même parfois drôle. Par exemple cet échange entre Leibowitz et le célèbre historien de la Cabbale Guershom Scholem: "Scholem me dit un jour: "Tu crois en la Thora, mais tu ne crois pas en Dieu". Je lui ai répondu: "Toi, tu ne crois ni en la Thora ni en Dieu. Mais, on ne sait pourquoi, tu crois à la singularité du peuple juif".
Nous français, sommes satisfaits de noter que Leibowitz désigne Emmanuel Lévinas dès 1986 comme le plus grand philosophe Juif de l'époque, alors qu'il était très peu introduit en Israël, même dans les milieux académiques, preuve de son extrême attention à toutes les évolutions du monde de la pensée.
Une fois que vous en êtes arrivés là, vous devriez avoir une très bonne compréhension de ce que Leibowitz apporte en termes de formulation des problèmes du judaïsme contemporain, comme pour les réponses qu'il y apporte.
Il est possible d'approfondir certains points, comme son interprétation de celui qu'il considère comme le plus grand Maître de la Tradition juive, Maïmonide, dans son Emounato shel Harambam, traduit aux éditions du Cerf "La foi de Maïmonide".
Mais il est aussi possible que vous commenciez à vous poser des questions: oui, Leibowitz c'est très fort, c'est très puissant, c'est très logique, c'est fascinant. Mais n'y a-t-il pas une faille ? N'est-ce pas trop "théorique" ? Le style de Leibowitz, parfois péremptoire même s'il donne à penser, ne cache-t-il pas quelque chose ?
Bon, vous l'aurez compris, je suis fan. Un autre billet à venir sera destiné à répondre aux principales critiques qui sont en général faites à Leibowitz, que je tiens en général comme assez faibles.
Mais ça sera pour une prochaine fois ! A très bientôt !