The Atlantic a proposé à Nate Thayer, journaliste spécialisé dans les relations internationales, de reprendre gratuitement l’un de ses articles déjà publié sur un autre site. Il a refusé et a rendu public ses échanges de mails avec The Atlantic. Un geste provocateur qui a ouvert en cascade, une série de réflexions sur le fonctionnement du journalisme sur le web aujourd’hui et sur la place du pigiste, dans un univers —le web— où il ne ferait « que ralentir les choses ».
Bref rappel des faits
Nate Thayer est un journaliste américain spécialisé dans les relations internationales. Il a écrit pour le site North Korea News [NK.News.Org] un article, 25 Years of Slam Dunk Diplomacy, consacré à la diplomatie du basket que poursuit depuis maintenant 25 ans la Corée du Nord. Un article assurément intéressant puisqu’une journaliste du site The Atlantic lui proposera de le reprendre, mais dans une version raccourcie [il devait le réduire de 4.300 mots -25.800 signes- à 1200 mots -environ 7.500 signes]. Tout se gâte lorsque Nate Thayer demande le montant de sa rémunération. Sa correspondante, Olga Kahzan, lui répond:
"Malheureusement nous ne pouvons pas vous payer pour cela, mais vous toucherez 13 millions de lecteurs dans le mois. Je comprendrai que cela ne soit pas un arrangement convenable pour vous, je voulais seulement savoir si vous seriez intéressé".
Nate Thayer estomaqué va décider de publier sur son blog, l’échange de mails, suscitant une avalanche de réactions qui jettent une lumière crue sur le journalisme, notamment ses pratiques et ses modes de rémunération. Il est donc nécessaire de regarder ce « journalisme après Nate Thayer », car même si cela se passe aux États-Unis, c’est dans cette réalité que les journalistes —en particulier pigistes— doivent et devront vivre.
Le journalisme « ça eut payé »
Pour reprendre, le mot de Fernand Reynaud le journalisme « ça eut payé », plus précisément le journalisme « papier ». Le passé est de rigueur. Jamais des journalistes comme Nate Thayer ne retrouveront d’offre comme celle que lui fit, il y a quelques années,… The Atlantic. Il lui proposait d’intégrer sa rédaction (papier) pour 125.000$ [environ 100.000€] par an. En échange, Thayer devait produire 5 à 6 articles dans l’année et restait libre de publier ailleurs.
Felix Salmon de Reuters propose une explication rationnelle à cette chute de la rémunération. The Atlantic version papier publie dix numéros par an, explique-t-il, ce qui signifie que « le site publie pratiquement autant d’articles en une journée que le papier en une année ». Et de conclure :
"Lorsque le volume des articles publiés est multiplié par un facteur de 50, le montant payé par article diminue".
Bien. Admettons que ce changement d’échelle de « production » conduise à un changement d’échelle de « rémunération », mais pour autant doit-on passer à un mode de rémunération « zéro » pour une pige ? Sans doute aussi faut-il préciser que la situation de rémunération sera totalement différente pour quelqu’un qui est « intégré » dans une rédaction —dans ce cas, le journalisme « ça paie toujours ». De toutes façons, comme l’explique Felix Salmon, il est plus facile de gagner 60.000$ à l’année [46.000€] en travaillant à plein temps dans la rédaction d’un site web, que de chercher à gagner en piges l’équivalent.
Le re-posting, une pratique acceptable et courante
Cela dépend en grande partie des auteurs et des sites concernés, mais la pratique est courante, si ce n’est que en général l’éditeur initial demande que s’écoule un délai avant la reprise sur un autre site ou blog [par exemple, le blog personnel de l'auteur, comme l'autorise The Magazine, ainsi que je l'évoquais dans un post précédent]. En revanche, il s’agit souvent d’une reprise « telle que », ou avec des aménagements mineurs. Dans cette hypothèse, la gratuité peut se justifier, car l’auteur n’a pas de travail supplémentaire à fournir et il bénéficie d’une « audience » supplémentaire.
Ce qui est incongru dans la demande d’Olga Khazan c’est l’ampleur du travail de réécriture exigé: diviser par trois la longueur un article ne se fait pas d’un coup de baguette magique. Nate Thayer était fondé à demander une rémunération pour cette tâche, même s’il ne s’agissait plutôt d’un travail d’édition.
Dans les faits, ce genre de travail se fait plutôt en interne. Il est très rarement demandé à des auteurs qui connaissent mal le ton et le style du site [sans parler de l'édition qui est propre à chaque site]. L’internalisation de cette tâche a aussi le grand intérêt d’être plus rapide et aussi plus efficace, car les journalistes du site disposent des compétences et des outils pour « enrichir » un contenu, par l’ajout de vidéos, d’infographies, de liens d’archives, etc.
Etre payer en « exposition », une proposition acceptable ?
Dans son mail, Olga Khazan, la journaliste de The Atlantic [son blog aujourd'hui en sommeil donne une idée de ses compétences], explique à Nate Thayler :
"Nous ne pouvons malheureusement pas vous payer pour cela, mais nous touchons 13 millions de lecteurs par mois".
Bref, elle lui propose d’être payé en « exposition ». La proposition formulée ainsi est extraordinairement maladroite [on apprendra plus tard qu'Olga Khazan n'était en poste depuis moins de quinze jours, lorsqu'elle fit sa proposition à Thayler], mais n’a absolument rien de révolutionnaire. Maladroite, car sans doute le site The Atlantic dans sa globalité touche 13 millions de personnes par mois, mais ce n’est pas le cas d’un article « individuellement ». Peut-être touchera-t-il 10.000, 20.000 ou 100.000 lecteurs qui peut le savoir ? La maladresse d’Olga Khazan tient donc au fait qu’elle a « survendu l’exposition potentielle » que pouvait atteindre l’article.
Mais sur le fond sa proposition n’avait rien de surprenante, car comme le rappelle Matthew Ingram sur PaidContent:
"Si vous voulez des contenus gratuits, il y en a une quantité quasi infinie".
Et l’on ne compte plus les journalistes professionnels qui travaillent gratuitement ne serait-ce que pour alimenter leur blog ou leur compte twitter. Dans le cas des jeunes journalistes, le travail gratuit —ou rémunéré si faiblement qu’il peut être assimilé à du travail gratuit. Certains ont intégré cette donnée, comme l’explique Ryan Glasspiegel, un jeune journaliste américain [volontairement, je ne prends pas d'exemple français] spécialisé dans le sport, mais qui s’intéresse aussi à d’autres sujets. Il avait réalisé une enquête sur la marijuana thérapeutique. L’article de 6.000 mots [36.000 signes] qui en résultait a atterri sur le blog qu’il tient sur le Huffington Post, car il n’a »pas pu trouver quelqu’un qui paierait quoi que ce soit pour publier un projet qui m’a pris plus d’un mois [de travail] pour le créer. » Le fait de voir son travail « exposé » ne lui semble pas contreproductif, au contraire:
Le fait que je n’ai pas été rémunéré en fin de compte pour ce travail ne signifie pas que l’expérience n’en valait pas la peine. (…) En raison du travail que j’ai réalisé, la marijuana médicale est maintenant un sujet qui me passionne. L’article sera la pierre angulaire de mon book. Idéalement, il montrera aux rédacteurs en chef que je suis capable de faire un travail de qualité et que je peux travailler sur des sujets différents. Il a en effet conduit directement à mes travaux de rédaction [actuels] les mieux rémunérés.
Toute autre est la position de Nate Thayer, qui n’est ni « blogueur », ni « expert », ni « débutant ». Il s’avoue perplexe: « Comment peut-on penser conserver la qualité des services professionnels sans les rémunérer? » C’est ici que se pose la question de la place des journalistes pigistes sur les sites.
La place des pigistes dans l’information online n’est pas évidente
Il n’est pas certain que le modèle de la presse papier, en particulier magazine, —une rédaction réduite travaillant avec de nombreux pigistes— puisse être reproduite sur le web. Tout conduit à ne pas le permettre. « Le web n’est pas un endroit qui soit très freelance-friendly », remarque Felix Salmon. Il y voit des raisons techniques :
"Le journalisme numérique n’est pas, n’est plus, vraiment de l’écriture —pas de la façon dont les journalistes pigistes du « papier » le comprennent. Il est sur la lecture, l’agrégation et le travail en équipe; il faut réaliser tout les tâches qui se faisaient autrefois dans les rédactions des magazines « papier », mais il faut les faire dans une échelle de temps fortement comprimée".
Il est aussi des raisons économiques, comme le démontre Alexis Madrigal, l’un des rédacteurs en chef du site The Atlantic. Le succès d’un site, explique-t-il, repose sur trois facteurs principaux:
- un certain volume de trafic. Le problème dit-il est que l’on ne contrôle pas les facteurs qui font d’un article un « hit », et que personne ne possède la martingale pour répéter les succès. La seule solution est donc de publier beaucoup pour avoir une chance de rencontrer le succès et par l’ensemble de la production atteindre le « volume » de trafic nécessaire.
- le fait d’être un « nœud » [node]. Pour cela, il faut inspirer confiance à ses lecteurs, cela se construit chaque jour et n’est jamais définitivement acquis
- il faut faire de la qualité. Pas facile lorsqu’il faut poster sans cesse. Alexis Madrigal a adopté un système à deux vitesses: aller aussi vite que possible pour ce qui peut être rapidement fait et « mijoter » les sujets qui le mérite. Il laisse au lecteur le soin de distinguer « quoi et quoi ».
Dans un tel système, où pour un simple blog tenu par une personne, il faut poster entre 100 et 150 posts par mois, les pigistes n’ont pas leur place, car il n’y aura jamais de budget piges suffisant et surtout quelque soit la manière dont il est réparti, cela ne répondra pas ou mal aux besoins du site, et ne satisfera pas le pigiste.
Alexis Madrigal prend une première hypothèse: le site consacre l’ensemble de son budget piges (il prend pour exemple, un budget de 1000$/mois) soit 1000$ pour un seul article. Le pigiste qui aura été payé 1$ du mot (soit grosso modo 250$ du feuillet) sera satisfait, mais problème : si l’on a la qualité, on n’a plus la quantité, et donc en cascade perte de trafic et capacité à être un « nœud », c’est-à-dire un lieu suffisamment intéressant pour attirer les internautes.
Deuxième hypothèse, le même budget est réparti entre deux journalistes pigistes [donc 500$ chacun] à qui il est demandé de fournir plusieurs articles par semaine, soit environ 24 par mois chacun. Cela peut marcher, mais outre le fait que la qualité risque d’être « inégale », il est un autre point que relève Alexis Madrigal:
"Il est difficile à quelqu’un de partager votre approche éditoriale lorsqu’il est dans ce type de position".
Sur un site comme theatlantic.com, résume Felix Salmon :
"Tout le monde fait tout – y compris rédige. Quand on y travaille, on se rend compte assez rapidement que les choses vont beaucoup plus facilement et rapidement lorsque les « pièces » sont entièrement fabriquées en interne plutôt que lorsque vous externalisez la partie écriture à un pigiste. Dans un atelier « grande vitesse » comme le site de The Atlantic, les pigistes ne font que ralentir les choses [souligné par moi]".
Plagiaire : le coup de pied de l’âne
Une polémique en suscite toujours d’autres. C’est le cas avec Nate Thayer qui se voit accusé d’être un… plagiaire. Un autre journaliste Jeremy Duns, a relevé d’étranges similitudes entre l’article publié sur NK.News.org et un article publié en 2006 par Mark Ziegler sur le site du San Diego Union-Tribune. Sans rentrer dans cette autre polémique, et notamment la définition du plagiat que donne Jeremy Duns — »Cela signifie simplement emprunter des éléments à quelqu’un d’autre sans l’attribuer« —, il faut retenir qu’une contre-enquête a été menée par Sara Morrison de la Columbia Journalism Review. Elle indique « qu’aussi loin elle puisse l’avancer, Thayer a bien interviewé toutes les personnes qu’il cite dans son article » et donc n’a pas fait d’emprunt dans l’article de Mark Ziegler. Fin de l’histoire ?
Pour aller plus loin:
- Le mot d’excuse de James Bennet, le directeur de The Atlantic.
- Un article très synthétique, The real meaning of ‘free’ in freelancer, sur le site du Festival international de journalisme de Pérouse [consultable aussi en italien].