Décidément, il se passe des choses au Sénat, actuellement. Au contraire d’une Assemblée Nationale très intéressée par son propre sort et dont l’intérêt de la production laisse perplexe, le Sénat, lui, justifie chaque centime gobé en alignant les propositions de lois polémiques dont la médiatisation semble inévitable. Après le syndicalisme, les sénateurs s’attaquent à l’Éducation Nationale. Aux explosifs.
Et pour continuer ce travail dont on se demande si le but ultime n’est pas de créer un immense chaos coloré, les sénateurs nous proposent de bricoler un peu la législation sur l’éducation universitaire, et notamment en ce qui concerne la présence d’étudiants étrangers au sein des établissements français. On découvre ainsi l’article 6 de la proposition de loi n°348 :
« Art. L. 761-2 – Par dérogation à l’article L. 121-3, la langue de l’enseignement, des examens et concours, ainsi que des thèses et mémoires, dans les établissements d’enseignement supérieur, peut être une autre langue que le français. Pour les étudiants ne justifiant pas d’une connaissance suffisante du français, lorsqu’ils suivent une formation dispensée dans une langue étrangère, cette dérogation est soumise à l’obligation de suivre un cursus d’apprentissage de la langue et de la culture françaises. Un décret précise les modalités d’application du présent article. »
Oui, vous avez bien lu : l’idée générale de cette loi est donc d’assouplir dans des proportions sensibles les facilités des étudiants étrangers à suivre des cours dans leur langue ou dans une langue commode (par exemple au hasard : le swahili ou l’anglais, au choix). C’est quelque part tout à l’honneur des bouillants sénateurs qui ont pondu le texte d’arriver à faire passer ça comme une extension des libertés des directeurs d’établissements universitaires. D’un certain point de vue, c’est effectivement de nouvelles possibilités qui s’offrent aux établissements français, leur permettant ainsi d’accroître leur attractivité pour les étudiants étrangers (ce qui est mentionné dans l’exposé des motifs, une lecture roborative s’il en est).
Cependant, on ne peut s’empêcher de se demander pourquoi, au XXIème siècle, la loi impose, jusqu’au moindre détail, la façon dont sont dispensés les enseignements dans le parcours universitaire. On a le droit à une certaine surprise (mêlée de consternation lorsqu’on a deux sous de bon sens) lorsqu’on constate que, finalement, la loi Toubon est encore rigoureusement appliquée dans un monde où toute information parcourt plusieurs fois la planète, dans différentes langues et dans différents pays, dans le temps où il vous faut pour lire ces lignes. On a même plus que le droit, on a le devoir de se demander si une université ne devrait pas avoir plutôt le droit d’organiser ses cours, ses enseignements, ses cursus et ses diplômes comme bon lui semble, dans la langue de son choix, voire dans un ensemble de langues idoines pour les matières parcourues.
En effet, alors que chaque jour qui passe permet à de nouvelles vidéos de s’accumuler dans l’une ou l’autre langue au sein de — par exemple — la Khan Academy (anglaise ici, française là), alors que tera-octets d’informations scientifiques, universitaires, en diverses langues parlées et écrites de la planète se rendent accessibles sur Internet, on a bien du mal à comprendre ce qui justifie même de loin une obligation quelconque imposée, sensément, par des Sénateurs (dont l’âge moyen écarte toute possibilité de souplesse intellectuelle vis-à-vis des nouvelles technologies) à un corps enseignant qui n’a d’autre choix que d’être, par définition, à la pointe de ce qui se fait dans le domaine.
Ici, constater que le français n’est plus la langue choisie pour bien des publications ne rentre même pas en ligne de compte. Le pragmatisme voudrait par exemple que les universités proches de l’Allemagne aient toutes latitudes pour distribuer des cours aussi bien en Français qu’en Allemand par exemple ; que celles à proximité de la frontière espagnole jouissent des mêmes facilités, et qu’aucune ne puisse se retrouver en difficulté juridique pour avoir choisi de présenter des cours en anglais si tel est son choix. Là, les universités françaises pourraient rivaliser et rayonner réellement ce qui, par effet d’entraînement, rendrait bien plus facile d’attirer des talents, de les former (sur base volontaire) à la langue française et de dispenser leurs cours dans la langue de Voltaire. En clair, il importe de placer la charrue après les bœufs, d’attirer les talents en leur offrant la souplesse d’un environnement adapté, puis de profiter de leur présence pour tirer la langue française vers le haut. Faire le contraire place irrémédiablement les bœufs hors de toute portée de la charrue, quelque part à brouter dans un champ où l’herbe est plus verte pendant que la charrue dévale, seule, les pentes poudreuses et caillouteuses vers le ravin.
Finalement, s’il y a bien une raison de s’opposer à cette nouvelle proposition de loi, c’est sur le principe évident qu’il faille encore une nom d’une pipe de nouvelle loi pour donner un tant soit peu de liberté dans ce pays. On en est arrivé à un point où tout est interdit par défaut sauf ce qui a été âprement négocié, article par article, alinéa par alinéa, dans l’une de ces milliers de lois excrétées par l’orifice nauséabond de la représentation nationale en pleine législorrhée. Il est ahurissant que tout soit ainsi millimétré, dans l’enseignement ou ailleurs.
Pire encore : pour chaque loi qui desserre un peu l’étau de contraintes administratives, on produira l’une ou l’autre loi qui créera sa kyrielle de nouvelles obligations. Et je n’exagère pas puisqu’en parallèle à ce morceau de bravoure, on en découvre un autre, pondu par le même Sénat et toujours dans le domaine de l’éducation, visant cette fois à obliger tous les étudiants à suivre une formation de type CAP ou BEP en plus de leur cursus normal.
L’idée des sénateurs qui ont déposé cette proposition (peut-être dans un grand moment d’éthylisme expérimental, allez savoir) est de, je cite l’exposé des motifs, « préparer chacun à une connaissance théorique doublée d’une formation pratique, dans un domaine qui peut être très éloigné de sa formation initiale », parce que comprenez-vous mes petits amis, avoir un CAP ou un BEP en plus de son master II de sociologie, « c’est ouvrir son domaine de connaissance et ses possibilités d’insertion »
Bien évidemment, c’est une façon sympathique d’admettre que l’Université française forme une imposante masse d’idiots savants dont les apprentissages sont grossièrement inadaptées à la vie réelle et aux besoins du marché, ce truc infâme et ignoble dont l’État n’arrive malgré tout pas à se passer. C’est, en creux, un constat d’échec cuisant sur la capacité des université à donner un métier plutôt qu’un diplôme.
Et comme d’habitude, en partant des meilleurs intentions du monde (faire de gens aux têtes très pleines des gens aux mains adroites), nos élus, d’ailleurs issus de ces mêmes universités qui produisent tant d’inadaptés et de cas sociaux désespérés, veulent imposer une production soutenue de BEP et de CAP « universitaires » bien plus cultivés que les autres. Un chef d’entreprise, voulant embaucher un apprenti, aura donc le choix entre un modèle standard, sorti avec un BEP, et le modèle luxe, au même prix, inutilisable sur son segment de marché original (psycho, socio, histoire de l’art, arts plastiques, que sais-je encore) mais prêt à tout pour sortir de la spirale des stages photocopieuses / RSA / giron familial gluant.
Si le sentiment de déclassement de ceux qui ont — par exemple — une maîtrise en Histoire et se retrouvent postiers est parfois grand (et en poussent certains à des extrémités dramatiques), on imagine sans mal l’état psychologique déplorable dans lequel vont se retrouver ceux qui ont un doctorat de sociologie et se retrouveront à faire de la plomberie. Et je ne parle pas de ceux qui ont toujours voulu faire de la plomberie et se retrouveront à tailler le bout de gras avec Paul Employ, leur place ayant disparu au profit des précédents.
Une myriade de situations perdants-perdants, voilà qui constitue une vraie bonne idée pour l’avenir des étudiants français !
Ces deux propositions illustrent parfaitement le problème universitaire français (et de l’instruction en général) : là où devrait régner la souplesse et l’adaptation, on impose des parcours, on place sur des rails, on trace des chemins rigides et on impose à tous des solutions généralistes. Chaque liberté sera très soigneusement encadrée, pour qu’aucun chef d’établissement, aucun maître de conférence, aucun chargé de TD ou aucun professeur ne déborde des petites cases et des autorisations administratives distribuées parcimonieusement par une bureaucratie aussi pointilleuse que rigoureusement inutile.
Là où la liberté la plus large permettrait à chaque étudiant, à chaque établissement, de s’adapter aux contraintes absolument inévitables du marché, le Sénat propose une panoplie de bricolages législatifs qui viendront s’empiler aux milliers de lois déjà produites, ajouteront une couche de problèmes sur ceux déjà existant et ne résoudront en rien ceux dont ils entendaient s’occuper en premier lieu.
Le Sénat français réalise donc encore un Epic Fail.