Stephen Humes, Tom Fox, Alfred Reiter, Christoph Strehl © Carole Parodi/GTG
Il y a une tradition du Ring au Grand Théâtre de Genève. Depuis les années 70, c'est la troisième production: quand on compare avec Paris, la messe est dite. Ce fut d'abord la mise en scène du Ring par Jean-Claude Riber, qui fut longtemps le directeur du Grand Théâtre, puis la production de Patrice Caurier et Moshe Leiser, appelés par Renée Auphan, qui fut terminée sous l'ère Blanchard. Cette nouvelle production , motivée par le bicentenaire, fut d'abord confiée à Christof Loy, metteur en scène favori de Tobias Richter, le directeur actuel, mais suite aux exigences de Loy, la production fut confiée au team Dieter Dorn/Jürgen Rose, deux authentiques vedettes de la scène allemande des années 70; dans ma carrière de mélomane je me souviens que Dieter Dorn fut le metteur en scène d' Ariane à Naxos 1979 de Salzbourg (Behrens, Gruberova, King, Böhm), et du Fliegende Holländer de Bayreuth en 1990 (Dir.mus: Giuseppe Sinopoli) avec des décors de Jürgen Rose (les fameux décors avec la maison qui tournait sur elle-même) et Jürgen Rose décorateur du Parsifal d'Auguste Everding à Paris en 1973 (mon premier!) ou metteur en scène du Don Carlo munichois encore aujourd'hui en répertoire (il affichera cet été Jonas Kaufmann, Anja Harteros et Zubin Mehta). C'est dire qu'il s'agit d'une équipe qui a fait ses preuves, et qui est une référence historique de l'opéra allemand.
La machinerie du Grand Théâtre (pas plein, bizarrement) a été bien mise à l'épreuve par ce Rheingold assez spectaculaire, cycloramas, Montgolfière, pont qui monte des dessous pour laisser voir le Nibelheim, Rhin qu'on parcours en patins à roulettes dans un univers gris anthracite dans lequel évoluent des Dieux vaguement ridicules (mimiques de Fricka presque prise comme un personnage de théâtre de boulevard, accoutrements de Froh et Donner): nul doute que Dieter Dorn a travaillé sur l'ironie. La scène des Filles du Rhin reste cependant étonnamment lourde, alors qu'on attend toujours quelque chose de fluide et de léger au contraire. Un rocher au fond du Rhin (suggéré je l'ai dit par des personnages couverts d'un voile gris qui évoluent en patins à roulettes, tout comme les filles du Rhin (ou du moins leurs doubles) figuré par des caisses superposées où se dissimulent les Filles du Rhin, l'or représenté par un gros oeil qui s'ouvre au sommet. Alberich qui émerge d'un groupe de personnages très vaguement monstrueux qui servent à déplacer le décor. Cette scène fait suite à des projections de guerre (Golfe, Afghanistan) qui figurent un monde qui dès le prélude est un globe fait de fil déjà poussé par les Nornes, qu'on reverra au final. Bref, on a compris que ce monde fait de violence et de mort est celui sur lequel les Dieux vont essayer de régner et déjà l'histoire est marquée et le destin inscrit.
Apparition des Dieux - © Carole Parodi/GTG
L'apparition des dieux qui sortent d'une tente (en attendant le Walhalla, ils campent) est assez joliment construite mais la scène qui suit reste à la fois traditionnelle et ennuyeuse (sauf la manière dont les Dieux se servent de la lance de Wotan comme lien et support): le jeu des acteurs est attendu, et justement, il n'y pas pas de travail approfondi sur les personnages, à part peut-être Fricka. Même Loge est un peu laissé à son inspiration dans son look vaguement efféminé (heureusement Corby Welch est bon acteur). La scène de Nibelheim reste conforme aux attendus, même si les disparitions et transformations d'Alberich ne sont pas mal faites. L'apparition d'Erda manque d'un minimum de magie, un mot d'ailleurs bien absent de l'ensemble du spectacle. Les seules idées qui m'apparaissent un peu neuves sont les éléments qui dans les dernières scènes annoncent les trois autres opéras, Nothung, présente dans le trésor accumulé par Alberich, dont Wotan s'empare, la manière dont Fafner arrache l'anneau au cadavre de Fasolt, qui annonce celle dont Hagen va essayer de l'arracher quand le cadavre de Siegfried lève le bras, l'apparition finale des Nornes. La montée au Walhalla (Cyclo "arc en ciel" très gay-pride, et montgolfière qui se gonfle lentement (un peu pénible) dans laquelle grimpent un peu craintifs les dieux -nacelle qui ressemble à une grande boite en carton de déménagement- et qui marque la fin de l’œuvre pendant que Fafner tirant l'or s'allonge pour dormir en se couvrant du Tarnhelm: de son or il ne fera rien pendant que Loge brûle une gravure représentant le Walhalla et ce soir, sa chevelure a légèrement pris les flammes, ce qui pour le Dieu du feu est après tout légitime, nécessitant l'intervention d'un machiniste.
Tout ce travail assez attentif, venu de vrais professionnels du travail scénique m'apparaît cependant manquer d'originalité et d'inventivité, bien plus proche du travail d'un Krämer que d'un Kriegenburg, distillant quelque ennui dans certaines scènes (le deuxième tableau notamment, interminable). Les solutions scéniques dépourvues de magie, dans des décors à l'esthétique volontairement douteuse renvoient à des modes d'il y a quelques dizaines d'années. Rien de neuf sous le soleil, une mise en scène qu'on pourrait dire conforme. Pas de quoi fouetter un chat, pas de quoi s'émerveiller: un peu routinier et un peu dépassé pour tout dire.
La distribution n'a pas non plus de quoi émerveiller. L'ensemble des chanteurs est acceptable, aucun n'est déshonorant, mais aucun ne se détache d'une honnête moyenne, telle qu'on pourrait en voir en Allemagne à Düsseldorf ou Cologne, ou Bonn. C'est justement le problème des distributions proposées à Genève par l'équipe Richter: quelques têtes d'affiche par ci par là, mais pour le reste un niveau qui n'est pas celui qui auquel le public est habitué depuis bien des années. Pour s'en tenir aux années Blanchard (mais sous Gall et Auphan c'était à peu près pareil), le théâtre affichait des jeunes chanteurs valeureux, promis à une carrière (Jonas Kaufmann à ses débuts, Harteros dans Meistersinger). On peut comprendre qu'il y a désormais plus de limites budgétaires, mais alors on pourrait imaginer que les équipes de Richter écumassent agences et concours à la recherche de (jeunes) perles : leurs recherches se limitent aux troupes des théâtres de la vallée du Rhin.
Ce n'était pas vrai il y a quelques années, mais aujourd'hui c'est patent, les distributions affichées à Lyon sont dans l'ensemble supérieures à ce qu'on entend à Genève.
Qu'en est-il donc de la distribution de Rheingold. Je l'ai écrit plus haut, aucun ne déchaine l'enthousiasme, aucun n'est non plus indigne. On peut regretter que Thomas Johannes Mayer, prévu il y a peu encore dans Wotan ait été remplacé par Tom Fox: la voix est là (mais les aigus?), les notes sont là, mais question couleur, question modulation, question interprétation nous n'y sommes pas, il chante toujours de la même manière et cela reste assez plat. Ce Wotan est acceptable, sans être à aucun moment un Wotan marquant. Et s'il continue dans Walkyrie, qu'en sera-t-il de ses aigus?
L'Alberich de John Lundgren a un joli timbre de baryton-basse avec un registre central intéressant et large. Mais dès qu'il monte à l'aigu la voix se coince, question de technique peut-être, ou de travail sur le souffle. C'est gênant dans un rôle qui exige homogénéité et montée à l'aigu fréquente. En revanche le Mime d'Andreas Conrad est bien en place et laisse bien augurer de Siegfried. Des deux géants, Fasolt (Alfred Reiter) est bien connu des scènes, la voix de basse bien posée mais le timbre un peu opaque, même si le personnage est là, plus intéressant en revanche Stephen Humes, vu à Munich il y a un peu plus d'un mois dans le même rôle, promène son très beau timbre, son chant simple, bien assis, avec une diction sans reproches, c'est le meilleur de toute la distribution, sans conteste aucun: dommage que Fafner ne soit le plus sollicité des géants dans l'Or du Rhin. Thomas Oliemans en Donner est très acceptable, encore que la voix m'ait semblé un peu claire, et le timbre de Christoph Stehl le Tamino d'Abbado, en revanche a perdu un peu de sa jeunesse et de sa luminosité, mais convient pour Froh. Reste Loge, qui est dans l'Or du Rhin le pivot d'une distribution réussie.
Corby Welch, Tom Fox, Elena Zhidkova © Carole Parodi/GTG
La prestation de Corby Welch est dans la bonne moyenne des Loge, sans être exceptionnelle: quand on compare avec l’extraordinaire diction de Stefan Margita, et au personnage qu'il dessinait, à Munich, ou bien à Gerhard Siegel ou Stephan Rügamer, la prestation reste en deçà, sans aucun doute. Il reste néanmoins l'un des meilleurs de toute la distribution, surtout dans la caractérisation physique du personnage.
Maria Radner, Erda, est un jeune contralto dont on fait grand cas (elle chante le rôle à Covent Garden), et qui a un timbre plutôt clair, mais son apparition (totalement dénuée de magie par la mise en scène) est musicalement solide et au total assez convaincante, tout comme les trois filles du Rhin (Polina Pasztircsák, Stephanie Lauricella et Laura Nykänen) à la présence affirmée, aux timbres qui s'accordent bien entre elles et à la diction soignée. La Freia d'Agneta Eichenholtz a une voix plutôt claire et bien posée (elle a chanté Traviata en alternance dans la production précédente au Grand Théâtre) mais comme je l'ai écrit souvent, je pense qu'il faut pour Freia une voix plus large (j'aime les Freia qui chantent aussi Sieglinde, sans doute un souvenir lointain d'Helga Dernesch à Paris), mais la prestation est honorable. Quant à Elena Zhidkova, sa Fricka est vocalement sans grand reproche, même si on peut discuter le personnage de petite bourgeoise un peu cruche que la mise en scène lui fait endosser avec force mimiques: la voix est claire, forte, et la diction n'appelle pas de remarques négatives. Elle est la plus convaincante des voix féminines. On le voit, la distribution est assez homogène, ne déchaîne ni enthousiasme, ni désavoeu. On aurait simplement aimé des voix douées de plus de relief ou de personnalité notamment chez les voix masculines. Cela reste assez plat dans l'ensemble.
On attendait beaucoup en revanche de la direction et l'on peut supposer que la presse et les éléments professionnels du public (dont Eva Wagner) venaient à ce Rheingold pour entendre l'interprétation et le projet de Ingo Metzmacher. J'aime beaucoup ce chef et rares sont les soirées qui m'aient déçu. La dernière fois que je l'ai entendu, à Munich avec les Münchner Philharmoniker, il a proposé des Adieux de Wotan de Walkyrie (avec Michael Volle), charnus, engageants, dynamiques qui cadraient bien avec une représentation symphonique (au Gasteig).
Dans la fosse de Genève, on a une toute autre impression. Certes il s'efforce d'imprimer un tempo rapide, mais cela ne veut pas dire qu'il ait une vraie dynamique, et l'impression reste assez plate, sans beaucoup de relief. Certes également certains détails sont mis en évidence, mais la qualité de l'orchestre semble avoir bien baissé en quelques années, cordes sans chair, cuivres très approximatifs (la partie finale!). Enfin était-il si nécessaire de placer 6 harpes sur le plateau (voulues par la mise en scène) pour qu'elles ne jouent pas ensemble et qu'on les entende à peine. Au total, une relative déception pour un chef qui a habitué à plus d'originalité, à des partis pris surprenants mais souvent convaincants: quelque chose n'a pas fonctionné ou du moins ne m'est pas parvenu: est-ce la qualité très moyenne de l'orchestre et du son produit, est-ce l'acoustique du théâtre, peu favorable à l'orchestre en général, est-ce justement le parti pris de Metzmacher (un soin du détail, mais pas de relief, et peu de dynamique malgré un tempo plutôt rapide), c'est peut-être tout à la fois. Il faudra en tous cas attendre la suite pour bien asseoir une opinion. Pour l'instant, on reste pour le moins perplexe.
Et de perplexité en perplexité, on se trouve face à une mise en scène plate, une distribution honnête mais sans caractère, une direction peu "accrocheuse", cela donne une soirée grise comme le décor, peu marquante, peu convaincante, qui donne plus de prise à la déception qu'à la satisfaction. A suivre donc, avec l'espoir que quelque chose se débloquera, car cet Or du Rhin n'a pas fait partir grand chose, sinon l'Or.
John Lundgren et Tom Fox au premier plan © Carole Parodi/GTG