L’éducation ne consiste pas à rechercher des méthodes nouvelles en vue d’une aride transfusion des connaissances; elle doit se proposer d’aider au développement de l’homme. C’est, par conséquent, la vie humaine, la vie dans ses valeurs, qu’il nous faut considérer.
Maria Montessori (1870-1952)
LES COMPRACHICOS DE L’ESPRIT
Qui connaît aujourd’hui les comprachicos? Dans son roman, L’homme qui rit, Victor Hugo nous en parle.
Comprachicos… est un mot espagnol composé qui signifie «les achètes-petits». Les comprachicos faisaient le commerce des enfants. Ils en achetaient et ils en vendaient… Et que faisaient-ils de ces enfants? Des monstres. Pourquoi des monstres? Pour rire.
Bref, les comprachicos déformaient, rabougrissaient les enfants afin d’en faire des êtres difformes, des monstres comme dit Hugo. Cette pratique ne se passait pas qu’en Espagne. Elle était répandue partout en Europe, voire en Chine. Hugo écrit :
En Chine, de tout temps, on a vu la recherche d’art et d’industrie que voici : c’est le moulage de l’homme vivant. On prend un enfant de deux ou trois ans, on le met dans un vase de porcelaine plus ou moins bizarre, sans couvercle et sans fond, pour que la tête et les pieds passent. Le jour on tient ce vase debout, la nuit on le couche pour que l’enfant puisse dormir. L’enfant grossit ainsi sans grandir, emplissant de sa chair comprimée et de ses os tordus les bossages du vase. Cette croissance en bouteille dure plusieurs années. À un moment donné, elle est irrémédiable. Quand on juge que cela a pris et que le monstre est fait, on casse le vase, l’enfant en sort, et l’on a un homme ayant la forme d’un pot. C’est commode; on peut d’avance se commander son nain de la forme qu’on veut.
Ayn Rand, dans un texte remarquable, «The Comprachicos», reprend la technique de déformation des comprachicos pour décrier l’éducation d’aujourd’hui.[1]
D’après l’auteure d’Atlas Shrugged, l’éducation actuelle forment des «monstres». Non pas des êtres difformes et hideux au plan physique; certainement, en tous les cas, au plan mental. Selon Rand, en effet, l’éducation actuelle est une forme déguisée et particulièrement odieuse de technique de ratatinage de l’esprit humain. L’accusation d’avilissement portée contre le système d’éducation moderne ( dont celui qui prévaut au Québec) est fort sérieuse. Qu’en est-il au juste? Est-elle justifiée? C’est ce que j’aimerais examiner avec vous.
L’ÉDUCATION SERA «SOCIALE» OU ELLE NE SERA PAS
L’éducation sera «sociale» ou elle ne sera pas! Voilà l’orientation de l’éducation actuelle. Pour qualifier le type d’éducation que nos jeunes reçoivent, de la maternelle à l’université, un seul mot suffit : sociale. Qu’est-ce à dire?
Au Québec, nous vivons à l’heure du «sociale». La plus grande des vertus proclamées étant la justice sociale. Pas la justice distributive, qui vise à récompenser les mérites de chacun-e, mais la justice de la société dans son ensemble. Je connais des sociétés populeuses, jeunes, vieilles, anciennes, organisées, désorganisées, démocratiques, dictatoriales, pauvres, riches, etc. Je ne connais pas cependant de société juste. Je connais des personnes justes, d’autres injustes. Mais pas de société «juste». Pour paraphraser Joseph de Maistre (1753-1821), je dirai : «J’ai vu des Français, des Italiens, des Russes, etc. Quant à la société, je déclare ne pas l’avoir rencontré de ma vie.» En fait, une «société», est une abstraction qui n’existe pas comme ses membres particuliers existent. Ce n’est donc pas une entité morale, responsable, qui puisse être qualifiée de «juste» ou d’«injuste». Or, aujourd’hui, la justice, surtout au Québec, en terre social-démocrate, est devenue sociale. La justice porte sur la collectivité dans son ensemble et non pas sur des personnes particulières, sur leurs actions et conduites digne d’éloge. La société québécoise n’a pas d’intention, ni de responsabilité. Bon nombre de Québécois, sociaux-démocrates, croient le contraire.
Aussi, lorsqu’on parle d’«éducation sociale», les experts en l’éducation ne parlent pas tant d’éduquer des personnes, de futurs hommes et femmes, mais l’ensemble des membres de la société. Dans la même veine, on éduque, non pas tant pour former des hommes et des femmes, mais on éduque au nom du soi-disant «bien-commun», de «la richesse collective». Au Québec, les sociaux-démocrates détiennent le pouvoir politique. En fait, ils détiennent également le pouvoir sur les idées, sur la culture, dont la pièce maîtresse, l’éducation.
C’est donc dans ce cadre général, celui de la justice sociale, qu’il faut situer l’éducation d’aujourd’hui au Québec. Une éducation sociale, dis-je. Car le but de l’éducation vise à d’adapter socialement la personne, de la socialiser, en lui transmettant des savoirs et une culture comme héritage de la «tribu».
L’éducation actuelle, progressiste-comprachico, ne vise plus un projet humaniste, mais un projet social : intégrer la jeune personne à la société. La valeur première n’est plus la personne elle-même, mais la société. Mieux, le fameux «bien-commun». L’État veut le soi-disant «bien-commun». Soyez rassuré, il va se l’accaparer! L’État, au Québec, à la mainmise sur l’éducation. Une éducation-comprachico, c’est-à-dire à la déformation, à l’avilissement de l’être humain. Voyons plus précisément comment.
L’ÉDUCATION SOCIALE-COMPRACHICO
Commençons par le commencement, c’est-à-dire par la garderie. L’approche «progressiste» a le vent dans les voiles. L’approche progressiste remonte au grand philosophe américain de l’éducation, John Dewey (1859-1950). Que dit Dewey? Il écrit : «…l’éducation est une fonction sociale qui assure le développement des êtres non parvenus à maturité en les faisant participer à la vie du groupe auquel ils appartiennent.»[2]Or, le groupe principal auquel les enfants appartiennent est celui d’une démocratie; Donc, il convient, selon Dewey, d’apprendre aux enfants à vivre en démocratie. Jusque-là tout le monde applaudit. Qui voudrait condamner la démocratie? Du point de vue de l’éducation progressiste actuelle, il faut être, avant toute chose, un bon citoyen, et ça commence à la garderie. Vous savez, sans doute, que le mouvement en éducation morale, «l’éducation à la citoyenneté»[3]vise cet objectif social: faire de nos jeunes de bons citoyens; de bons démocrates conscients de la «justice sociale». Et tout cela passe sous le couvert de la plus haute neutralité. Foutaise! Le fameux «pluralisme social» se trouve résorbé dans cette pseudo neutralité de l’éducation sociale.
Or, puisqu’il convient d’apprendre, toujours selon Dewey, en faisant («Learning by Doing»), le jeune enfant est encore trop jeune pour apprendre quoi que ce soit. Il faut donc le faire jouer. L’apprentissage de base dans l’éducation progressiste consistera donc à la socialiser le jeune par le jeu.
Ainsi, le vase dans lequel nos éducateurs-comprachicos plonge nos enfants, c’est celui du conformisme social à la démocratie visant à faire des jeunes des copies conformes attendues du ministère de l’Éducation – de l’État. Car, c’est lui, l’État, le commandant en chef des comprachicos qui, au nom de la démocratie, justifie la défiguration et l’avilissement de nos jeunes.
Un petit paraît-il solitaire et renfrogné? C’est ni correct ni légitime. L’éducateur-comprachico le contraint alors à intégrer ou réintégrer le groupe. Toute conduite dérogeant à la vie du groupe est condamnée et blâmée. Même si le jeune n’est pas en mesure d’apprendre, il doit, en tout cas, apprendre à partager et à coopérer. À la maternelle et à l’école primaire, les comportements «égoïstes», individualistes, ne sont en aucune manière tolérer. Pourquoi? Parce que c’est ainsi! - Aucune explication, aucune justification n’est donnée, parce que l’enfant est, soi-disant, incapable de comprendre quoi que soit. Comme l’écrit Ayn Rand : «… la chose la plus importante dans ce monde étrange c’est n’est pas de savoir, mais de s’intégrer au groupe. Pourquoi? Aucune réponse n’est offerte.»[4]
On le voit: l’école progressiste-comprachicone mise pas sur le développement de la personne elle-même, mais sur sa capacité à s’adapter à la vie en société. On tient en somme en sainte horreur l’individualisme et on porte aux nues la vie sociale. Voilà ce que vise l’éducation-comprachico. Pauline Marois n’a-t-elle pas déclarée au récent Sommet sur l’enseignement supérieur que l’éducation était une «richesse collective pour toute la société québécoise»? L’éducation fait en effet partie de bien-commun, comme on l’a dit, à l’instar des forêts, des mines, des routes, etc. En ce sens, l’éducation est du ressort du gouvernement à qui nous lui remettons ces biens. Le gouvernement a donc une soi-disante responsabilité collective entre les mains. L’État doit considérer l’éducation comme étant d’abord et avant tout un bien public. Les programmes éducatifs sont donc conçus dans ce cadre collectiviste ou social. C’est-à-dire comprachico. Car, au fond, malgré le discours doucereux à l’égard des étudiants, ce qui est valorisé ce n’est pas tant de formé des hommes et des femmes, mais de gérer un bien public afin qu’il rapporte à la société. Voilà en quoi réside l’éducation-sociale-comprachico.
LE SOCIOCONSTRUCTIVISME
Vous en doutez? Alors, dites-moi, en quoi consiste l’approche «socioconstructiviste» qui a triomphé et qui a servi de réforme dans nos écoles primaires et secondaires au Québec depuis 2001? Dans les programmes du primaire et du secondaire, l’élève, guidé par l’enseignant (puisque celui-ci a perdu de son rôle traditionnel de «professant», c’est-à-dire dictant des contenus) «construit» avec les autres «ses propres savoirs» (sorte d’oxymore puisque un savoir n’est pas personnel). Qu’est-ce que le socioconstructivismeau juste? C’est un peu complexe, mais relativement simple au fond. Voici ce qu’on peut lire dans le Manifeste pour une école compétente :
Le socioconstructivisme est une théorie de la connaissance, une façon de concevoir la façon dont l’être humain apprend. Il aide à définir une théorie de l’apprentissage (et non pas une approche pédagogique) qui suppose deux choses. D’abord, tout être humain construit ses connaissances, ses habiletés, ses attitudes. Ensuite, la construction ne se fait pas en vase clos. Elle est sociale. Elle se fait en interaction avec les autres ou avec leurs productions.[5]
Deux remarques sur chacun des points du socioconstructivisme évoqués dans la citation qui précède.
1) Qui dit connaissance, il va de soi, dit aussi vérité. Or, il n’est jamais question de vérité objective chez le socioconstructivisme. En bref, le socioconstructivisme propose une sorte de philosophie «idéaliste» de la connaissance. Par «idéalisme», j’entends la conception de la vérité selon laquelle un jugement ou une assertion est vrai dans la mesure où je suis en mesure de faire valoir la procédure qui me conduit au jugement en question. Voyez-vous, ici, la vérité est conçue comme étant relative à une procédure, à un moyen, à une stratégie, etc. C’est ce qui importe, c’est la procédure élaborée, pas la vérité. Celle-ci est secondaire. Le fait de savoir si la procédure conduit bel et bien à la vérité demeure secondaire. En résumé, le socioconstructivisme n’a que faire de la vérité, et donc, de la connaissance. Ce qui importe aux yeux du socioconstructivisme, ce sont les habiletés, les procédures, les attitudes acquises, plutôt que les résultats obtenus, c’est-à-dire les connaissances elles-mêmes.
2) Le second point du socioconstructivisme concerne la construction de ses «propres connaissances». Cela se fait par l’interaction sociale. La construction des connaissances s’élabore avec les autres; en dialogue avec les autres. Ce n’est pas la réalité qui rend vrai les solutions des jeunes, mais la conversation ou la discussion, l’autre en somme. En somme, la vérité n’existe pas en dehors de l’interaction sociale. Comme on le voit, dans le socioconstructivisme, la réalité, c’est la société où nous interagissons. La «vérité», n’est que l’accord ou l’entente sociale, le contrat social, obtenu en bout de piste. (N’est-ce pas là le modus vivendi du PQ? Sommet, colloque, recherche du consensus, etc.?)
L'OBJECTIVISME EST UN ÉGOÏSME
Ayn Rand a baptisé sa philosophie d’«Objectivisme» en bonne partie pour souligner le fait, qu’on le veuille ou non, qu’une réalité objective existe en dehors de nos consciences. La condition humaine fait que nous ne pouvons pas, si l’on souhaite survivre, oblitérer l’exigence de penser. Sans penser, en effet, nous ne pourrions pas survivre et nous épanouir sur cette planète. Nous nous devons donc de penser. Or, cet outil essentiel à notre survie qu’est la pensée, n’est pas une activité sociale ou collective. C’est, il faut en convenir, une affaire exclusivement individuelle. Autrui ne pense pas pour moi. Moi non plus, car je ne puis penser pour autrui. Les philosophes disent alors que, logiquement, la pensée est par définition personnelle. Ma pensée est la mienne, et ce que je parviens à découvrir avec elle, à inventer, à concevoir, etc., m’appartient en propre. Lorsque j’apprends la grammaire ou les mathématiques, je ne les apprends pas grâce aux autres, mais uniquement en vertu de ma propre intelligence. Je ne puis penser et apprendre pour autrui. Il doit penser pour lui-même. Ainsi vont les choses en ce bas-monde.
L’Objectivisme implique donc une forme d’«égoïsme» qui n’est pas bien méchant et est de bon aloi. En fait, Rand conçoit l’égoïsme comme un fait métaphysique indépassable. C’est ainsi que sont les choses; que sont les êtres humains. Évidemment, les partisans de la social-démocratie et de la gauche en général déchirent leur chemise lorsqu’ils entendent le mot «égoïsme» car c’est là, pour eux, la racine principale de leur haine contre le hideux «capitalisme». Selon eux, le capitalisme n’est pas altruiste; donc, il est mauvais. Au contraire, pour Rand, l’altruisme est le vice par excellence. Pourquoi? Parce que, selon elle, l’être humain pense d’abord et avant tout pour lui-même et à lui-même, non pas parce qu’il en aurait décidé ainsi, mais simplement parce que c’est ainsi qu’est l’être humain. «Égoïste» par nature, pourrions-nous dire. (Nous touchons ici le point qui engendre la haine viscérale des gauchistes contre Ayn Rand. Ce n’est pas le sujet de cette conférence; donc, esquivons ce point et revenons à l’éducation.)
ÉDUQUER, C’EST EDUCARE
Étymologiquement, le mot français éducation vient du latin «educare» qui signifie littéralement mener à bien. Or, lorsqu’on mène à bien un projet ou une tâche, on est conduit au bien. À quel bien, donc, conduit la tâche d’éduquer? La socialisation nous dit l’éducation progressiste actuelle; d’où procède le bien-commun. On a vu précédemment les errances, les dérives, voire les dangers, de l’éducation-comprachico. Celle-ci corrompt la pensée des jeunes. Elle en fait des monstres au plan mental. Comment donc? En ne développant pas la pensée de chacun-e. Ce que vise l’éducation-comprachico, c’est le moulage de la pensée à la pensée commune, au bien-commun.
Quoi? L’éducation au Québec serait un échec monumental? - Oui, en effet! L’assertion est si sérieuse et grave qu’il convient de bien l’étayer.
Reprenons ce que nous disions précédemment à propos du fait que penser est une activité foncièrement individuelle. D’abord, penser, est capital pour la survie de chacun ainsi que son épanouissement. Or, l’école progressiste-comprachico ne permet pas de penser par soi-même, si ce n’est ce qu’il convient de penser afin de s’intégrer au groupe, à la gang, ou encore à la société.
D’après Rand, il n’y aurait que deux modes d’apprentissage : ou bien la mémorisation ou bien la compréhension.[6] L’école progressiste opte pour le premier mode. Jamais elle ne favorise le développement de la compréhension.
Dans la psycho-épistémologie randienne, la mémorisationne fait appel qu’à la faculté de perception sensible. Ce processus d’observations et de perceptions sensibles n’est que le premier stade, certes important, menant à la connaissance, mais il ne demeure que le premier des deux stades menant à la connaissance. Les processus sensibles doivent être ensuite relayés à une faculté plus puissante, l’abstraction, faculté de l’intelligence ou de la raison humaine. C’est là que la raison élabore des concepts, c’est-à-dire où l’on conçoit le divers de l’expérience sensible. C’est le travail de la compréhension proprement dit. Rand écrit :
La seconde méthode d’apprentissage n’est possible que pour l’homme. Comprendre veut dire centrer son attention sur le contenu d’un sujet donné (par opposition à la forme sensorielle – visuelle ou auditive), afin d’isoler ses éléments essentiels pour établir leurs relations à ce qui était connu préalablement, et les intégrer dans des catégories appropriées touchant d’autres sujets. Le processus d’intégration est la partie essentielle de la compréhension.[7]
Le bon enseignant vise systématiquement à développer et à faire appel chez ses étudiants-es au processus d’intégration que l’on appelle communément «abstraction». L’enseignant vise à développer la compréhension, et non pas seulement la mémorisation, à l’aide de la pensée abstraite ou conceptuelle.
En tant que professeur de philosophie au collégial, je reste toujours sidéré de constater que bon nombre d’étudiants restent mal à l’aise face avec l’abstraction. D’ailleurs, ne dit-on pas que la philosophie est une discipline bien «abstraite»? C’est-à-dire : vague, incertaine, difficile à comprendre, etc. Du moins, c’est ainsi que les gens perçoivent généralement la philosophie. Je dis «perçoivent» car ces impressions proviennent du premier niveau de la démarche cognitive qui, on l’a vu, fait appel uniquement à la perception sensible. Ainsi, ce que la plupart des étudiants-es disent de la philosophie, c’est uniquement un jugement de type perceptuel, pas encore conceptuel. On pourrait dire la même chose du hockey au plan perceptuel : ce n’est que de la violence. Évidemment, il y a de la rudesse au hockey, voire de la violence. Mais réduire ce sport à la violence, c’est rater l’essentiel de ce sport qui est de nature compétitive. Même chose pour la philosophie. Bien sûr, la réflexion de type philosophique donne souvent l’impression qu’elle est vague, imprécise, incertaine et difficile à comprendre. Mais il faut aller au-delà de ce stade proprement perceptuel ou sensible pour parvenir au concept voulant que la philosophie réponde à des questions de sens. Pourquoi le monde existe? Non pas quelle est la cause qui a engendré le monde, ce qui intéressent principalement les astrophysiciens. En philosophie, nous nous interrogeons sur le sens ou la raison d’être de l’existence du monde.
De même pour l’éducation : quel sens lui donner? C’est-à-dire : quelle finalité? Voilà pourquoi notre sujet est de nature philosophique. L’éducation vise-t-elle à mouler la pensée des jeunes au diktat social? Ou bien, plutôt : l’éducation doit permettre à chaque jeune de développer la pensée, c’est-à-dire la pensée conceptuelle source de compréhension et de connaissance?
L’objection veut que les enfants ne soient pas prêts à la pensée abstraite. Ce fut l’avis de John Dewey. Mais ce fut pas l’avis de la grande pédagogue italienne Maria Montessori (1870-1952). D’après Montessori, entre 7 et 12 ans, le jeune développe sa raison. Contrairement à l’éducation progressiste-comprachico, «l’éducation à la vie de l’enfant», que préconise Montessori, il ne s’agit jamais de socialiser l’enfant; au contraire, il s’agit de l’accompagner dans le développement de son individualité. Comment faire? Par le jeu avec les autres enfants, comme le propose l’école progressiste? Non, bien au contraire. - Par ce que Montessori a baptisé : «l’éducation au cosmos». L’enfant cherche, toujours selon Montessori, à connaître le monde qui l’entoure tel qu’il est dans toutes ses manifestations. Il y a dans la pédagogie Montessori un parti-pris net pour ce que les philosophes appellent le «réalisme» : le monde extérieur existe à notre conscience et il convient d’en prendre acte.
D’après Montessori, il convient de sortir l’enfant de la classe. Malgré ce que prêcher l’école progressiste-comprachico, la réalité ne se limite pas au groupe, à la gang. «Montrons-lui», écrit Montessori, «les choses dans leur réalité».[8]Même, une fois à l’université, l’étudiant doit travailler, gagner sa vie. «Un homme qui n’aurait, écrit encore Montessori, jamais travaillé, qui n’aurait jamais cherché à gagner sa vie… serait difficilement digne d’accéder à une direction.»[9]
On nous rabat les oreilles en disant que l’éducation supérieure, au collège et à l’université, consiste à transmettre des savoirs et la culture. Ce n’est vrai qu’en partie, puisque le but de l’éducation, de toute éducation, c’est l’homme. Montessori écrit : «Ce qui nous importe, c’est ‘le but de l’homme’. Et ce but ne peut se réduire à emmagasiner des connaissances pour l’exercice d’une profession.»[10]«Étudier, ce n’est pas vivre; et vivre, c’est précisément ce qui est le plus nécessaire pour pouvoir étudier.»[11]
L’école progressiste-comprachico enferme le jeune dans le groupe car, pour elle, il n’y a pas d’autre réalité que la réalité sociale. Ce qui prédomine, c’est la pluralité des points de vue, des croyances. Bienvenue de la merveilleux monde de la doxa, aurait dit Platon! La méthode de l’école progressiste-comprachico c’est, bien sûr, le dialogue. Ayn Rand rejette comme fort dommageable pour le goût de l’étude la méthode pédagogique basée sur la discussion.
Suivant cette méthode, l’enseignant s’abstient de donner sa leçon et préside à une mêlée générale ou encore à une «séance de tempête d’idées» où les élèves expriment leurs «points de vue» sur le sujet à l’étude, dont ils ne connaissent rien, ce pourquoi ils sont venus à l’école précisément pour en apprendre. Ces séances engendrent dans l’esprit des élèves un ennui mortel. Ayn Rand écrit :
C’est pire qu’une simple perte de temps. Ils apprennent, à tout le moins, des choses importantes bien que cela ne concerne pas le sujet étudié proprement dit. Ils y reçoivent une leçon de métaphysique et d’épistémologie. Implicitement, on leur enseigne qu’il n’existe aucune réalité objective et ferme que l’esprit humain doit apprendre à percevoir correctement; que la réalité n’est qu’un flux insaisissable de sorte que le groupe peut en dire ce qu’il veut; que la vérité ou la fausseté est déterminée par le vote à la majorité. En outre, la connaissance n’est ni nécessaire ni pertinente car le point de vue de l’enseignant n’a pas plus de valeur que le plus paresseux et le plus ignare des élèves. Par conséquent, la raison, la pensée, l’intelligence et l’éducation n’ont aucune espèce de valeur. L’élève qui assimile ce genre de conclusion, pensez-vous sérieusement qu’il ait encore l’intérêt à poursuivre ses études et qu’il veuille développer son esprit? La réponse est exhibée aujourd’hui sur le campus des collèges.[12]
Les vertus de l’Objectivisme randien
D’après Ayn Rand, il y aurait au moins trois vertus qui méritent d’être développées à l’école. Ce sont les vertus de raison, de productivité et de fierté.
D’abord, pourquoi parler de «vertu», alors que ce terme est aujourd’hui désuet?
C’est bien dommage. Car la vertu est un trait de caractère qui forge la personnalité des gens. Ce que doit transmettre l’école, ce n’est pas d’abord une culture et des savoirs, mais des façons d’être d’hommes et de femmes afin d’en faire d’excellentes personnes.
Je suis d’avis que l’école actuelle doit impérativement développer la fiertédes jeunes, en leur montrant qu’ils doivent se faire confiance, qu’ils sont les seuls maîtres de leur destin. En d’autres termes, il faut leur enseigner que le groupe et la conformité au groupe n’est pas le but premier de l’éducation.
Pour cela, les jeunes doivent impérativement développer leur capacité à penser rationnellement. Penser rationnellement, c’est penser sans contradiction, de manière cohérence. Exemple. Quelqu’un déclare : «La morale n’existe plus; faites l’amour avec qui vous plaît.» C’est contradictoire car d’une part, on dit que la morale n’existe plus et d’autre part qu’elle existe parce que devrions adopter l’amour libre.
Penser rationnellement ne se fait pas en groupe mais individuellement. Les jeunes doivent apprendre à faire confiance en leur propre pensée. Les enseignants doivent les guider et les orienter dans cet exercice scolaire foncièrement solitaire.
Penser, penser par soi-même, c’est en vérité produire. Là, j’entends les critiques virulentes de Ayn Rand qui voient dans cette idée de production, une «sale idée capitaliste». Les opposants au capitalisme ainsi qu’au néolibéralisme ne veulent rien entendre à ce sujet. Pourtant, Marx n’écrit-il pas dans l’Idéologie allemande que les hommes sont les producteurs de leurs moyens d’existence, contrairement aux animaux? Sur ce point fondamental, il n’y a pas de désaccord entre Marx et Rand. Là où il y a désaccord entre les deux, c’est que, pour Rand, l’homme doit penser pour produire. De la conscience humaine de sa propre survie dépend la production de ses moyens d’existence. Pour Marx, la conscience, la pensée, paraît toujours en retard sur la production des moyens d’existence. D’où, d’ailleurs, le matérialisme de Marx. La matière est première par rapport à la conscience, laquelle n’est qu’un succédané de la vie matérielle. Au contraire, chez Rand, la pensée, qui présuppose au préalable l’existence du monde et du corps, permet de concevoir, de créer, d’imaginer, d’inventer, etc., de nouveaux moyens de production. Nous touchons là le nerf de la guerre entre l’objectivisme et le socialiste, voire le communisme.
La production ne tombe donc pas du ciel; elle fait appel à la pensée. Une vérité de La Palice. Penser est exigeant. Penser demande un effort; une volonté de fer; une détermination sans faille. Les grandes inventions – songeons à Internet - ne sont pas arrivés toutes seules, sans effort, sans souffrance, sans sueur d’individus qui ont, comme on dit, «buchés». Songeons à Bill Gates. Les milliards qu’il récolte aujourd’hui sont le fruit d’années de travail et peine sans nom. Évidemment, pour les partisans de Marx, il ne s’agit là que d’épiphénomènes sans grande importance pour l’histoire, l’individu n’étant rien, la société tout. Ce qui compte, en effet, c’est l’invention elle-même sur laquelle la tribu estampille aussi tôt son droit de propriété. Bel exemple illustrant ce que Rand appelle le «cannibalisme moral».
8. Conclusion
Si l’éducation est bel et bien une éducation au développement intégral d’hommes et de femmes, afin qu’ils-elles réalisent leur plein épanouissement en tant qu’ils sont les êtres qu’ils sont, à savoir des êtres pensants, producteurs et fiers, il faut opérer impérativement un sérieux coup-de-barre en cessant de concevoir la finalité de l’éducation comme un soi-disant bien-commun, un bien que capitalise et gère l’État. Il faut un retour à l’éducation «humaniste» où l’on facilite le développement des potentialités humaines de chacun-e. Le soi-disant «droit à l’éducation», c’est en réalité l’aide et le support à la dignité de chacun-e, et cette dignité réside dans l’acquisition de vertus.
[1] Voir Ayn Rand, Return of the Primitive. The Anti-Industrial Revolution, éditée par Peter Schwartz, New York, Meridian, 1999, chapitre 2, «The Comprachicos». Il s’agit de la réédition d’un ouvrage paru en 1971 et publié sous le titre The New Left. The Anti-Industrial Revolution. [2]John Dewey, Démocratie et éducation, Paris, Armand Colin, 2011, Chapitre VII, «La conception démocratique de l’éducation», p. 163. [3]Consultez par exemple Enseigner et éduquer à la citoyenneté, sous la direction de André Duhamel et France Jutras, Les Presses de l’Université Laval, 2005. André Duhamel écrit en introduction que l’école est le microcosme de la société politique: «… l’école crée un espace fictif à l’image de la société politique elle-même et elle forme ce faisant un puissant outil pour encourager l’égalité des chances. C’est parce que l’école est obligatoire pour tous et vise à déjà ces objectifs de justice sociale qu’elle paraît l’institution privilégiée pour prendre le relais des autres mécanismes défaillants.» (p. 4) [4] Ayn Rand, The Comprachicos, p. 59. [5] En collaboration, Manifeste pour une école compétente, Montréal, Presses de l’Université du Québec à Montréal, 2011, p. 36. [6][6] Voir Ayn Rand, «The Comprachicos», p. 68. [7] Ibid. [8]Maria Montessori, De l’enfant à l’adolescent, Paris, Desclée de Brouwer, 2004, p. 44. [9] Ibid., p. 169. [10] Ibid., p. 168. [11] Ibid., p. 162. [12] Ayn Rand, «The Comprachicos», p. 70-71.