Dans un étrange texte tiré du Livre des Oeuvres Divines, Sainte Hildegarde compare la vie intérieure à un zoo, où interviennent tour à tour divers animaux illustrant les tourments, les hésitations et les emballements de l’âme.
Alors que se cherche péniblement dans notre XXIème siècle la recette du feu spirituel, je note que l’urbanisation des esprits semble avoir justement fait perdre cette écologie intérieure. La connaissance du « bestiaire » intime, de ces forces étranges et de ces humeurs changeantes permettrait pourtant d’apprivoiser le crabe, le cerf ou le serpent dont parle Sainte Hildegarde.
L’anthropologie moderne, tant politique que religieuse, se cale sur des schémas néo-modernes, urbano-citoyens, très loin de cette vérité du « bestiaire » intérieur : au lieu de l’hésitation et de la rage, de l’emballement et de la fatigue, on a l’obéissance à la loi et l’attention aux autres comme première vérité. Ainsi l’humanité et son action par nature puissante échappe peu à peu à la compréhension et à la maitrise. Comme tout viol écologique, hors de la vérité de ce schéma intime, plus rien ne marche : les actions s’éparpillent et l’énergie se disperse faute d’avoir compris comment fonctionne réellement et intimement l’homme.
Même si la crainte de Dieu pénètre l’homme, il surgit parfois en lui des pensées qui suscitent le dégoût ou s’abandonnent à la vanité. Il ressemble alors au crabe : tantôt ses cogitations l’exhortent à la marche en avant, dans la conscience d’une bonne fin, tantôt elles le retiennent, le dupant, lui insinuant qu’il est impossible de continuer ainsi. Tantôt, comme chez le cerf, elles lui apportent la sécurité de la foi, et l’aiguillonnent lorsqu’il vacille.
Mais d’autres fois elles l’inondent de la rapacité du loup, [...]lui révélant les peines infernales qui l’attendent, tout en lui promettant tout aussi fallacieusement que la confiance (le crabe) et la foi (le cerf) le dispensent des autres bonnes œuvre avant de le plonger dans la désespérance.
Tantôt elles lui font croire que force a la pérennité du lion, tantôt elles lui susurrent, tel un serpent, douceur ou âcreté, tantôt elles simulent la clémente allure de l’agneau, exposant à l’homme le jugement de Dieu mais le persuadant de ne pas le redouter vraiment.[...]
Tantôt l’homme gronde comme un ours furieux, tantôt ce sont les les caractères de l’agneau et du serpent qui se manifestent en lui. [...]
Ainsi donc, les humeurs de l’homme ne font que changer et ses pensées, ébranlées par ces tourments, le bercent dans une assurance de justice ou le plongent dans la désespérance, parfois même l’exaltent dans une pieuse dévotion (mais ce n’est qu’illusion).
Ce sont les énergies de l’âme qui révèlent la science du bien et du mal, et c’est pas la justice que l’âme des croyants embrasse la vie.
Ste Hildegarde de Bingen, Le Livre des Oeuvres Divines, in Hildegarde de Bingen, Pierre Dumoulin, EdB, 2012