Laure n'avait pas lu Stendhal, Laure n'avait jamais beaucoup lu de manière générale ; ça ne faisait pas d'elle une idiote, c'est juste qu'elle manquait quelque peu de discernement.
Tu lui aurais parlé de cristallisation qu'elle t'aurait proposé du sucre dans ton café. Laure cristallisait vite, à la vitesse de la lumière (c'est la lumière qui semblait prendre son temps pour arriver jusqu'à Laure). Toujours est-il que Laure n'avait rien vu, rien voulu entendre des conseils (parfois plus avinés qu'avisés) de ses amis (qu'elle pensait un peu jaloux) ni de ses amies (qu'elle pensait un peu jalouses aussi).
Laure n'avait pas vu les coudes élimés des vestes surannées (le fameux style rétro vintage), la carte bleue toujours oubliée au moment de payer (« il a pas encore touché ses droits d'auteur, c'est pour ça »), ne s'est jamais demandé pourquoi il ne l'avait jamais invité chez lui (« il habite chez ses parents, en attendant les fameux droits »), les comportements régulièrement excessifs (« c'est quelqu'un de très sensible, et puis la société ne le comprend pas, ça vous énerverait pas, vous ? ») et j'en passe..
C'était une fleur bleue, Laure, une de ses filles qu'on dit romantiques, avec un jardin secret (consultable sur internet). Comment voulais-tu qu'elle voie le fumier, au pied des rosiers ? Lui a-t-il jamais offert de fleurs, d'ailleurs ? (« mais puisque j'vous dis qu'il a un souci avec ses droits d'auteur! »)
Laure c'est une fille qui met les cœurs sur les « i » des poèmes qu'elle recopie dans son journal intime en ligne (ils ont la 4G maintenant les chevaux des princes galants, non ?) :
« Se voir le plus possible et s'aimer seulement,
Sans ruse et sans détours, sans honte ni mensonge,
Sans qu'un désir nous trompe, ou qu'un remords nous ronge,
Vivre à deux et donner son cœur à tout moment ;
Respecter sa pensée aussi loin qu'on y plonge,
Faire de son amour un jour au lieu d'un songe,
Et dans cette clarté respirer librement - »
Ainsi respirait Laure* en ligne.
Pour l'heure, Laure est déconnectée, au pied de son canapé, elle pleure un bonheur mort-né. Quand elle parvient enfin à se lever, elle ouvre la fenêtre, allume une cigarette, remet une mèche blonde en place. Un courant d'air emporte quelques cendres mentholées vers l'immeuble d'en face, et les dépose sur le rebord d'un quatrième étage en deuil.
(* : Sonnet : Se voir le plus possible, extrait)