Il y a deux genres d'expérience intérieure : la savoureuse et l'aride.J'en ai parlé à plusieurs reprises. Comme de la question de la stabilisation de l'expérience.
Les deux expériences, l'affective et la cognitive, peuvent et doivent se nourrir. Mais la plupart des méditants l'ignorent, et il est vrai que la chose est difficile. Nous avons besoin de l'aide de maîtres, de gens comme nous, mais qui ont de l'expérience. Non pour décider à notre place, mais pour nous faire partager leur expérience, leurs erreurs, leurs conseils.
Or, Dominique Tronc vient de publier le second volume des Expériences mystiques en Occident. Quel rapport, me demanderez-vous ? Ou encore : à quoi bon un livre de plus sur les Pères de l’Église et Maître Eckhart ? Détrompez-vous. Ce livre porte sur de nombreux mystiques, mais inconnus. Notamment une tradition de méditation française qui a vécut au XVIIè siècle, avec des maîtres comme Pierre de Poitiers, Jean-François de Reims, Maximilien de Bernezay, Jean de Saint-Samson ou Martial d'Etampes. Des gars bien de chez nous. Une vraie tradition de méditation, certes engoncée dans le piétisme, le dolorisme et le dogmatisme religieux, mais bien vivante. Et surtout précieuse, utile, actuelle. Des gens d'ici qui ont vécu des vies de méditation, des passionnés de l'instant présent, des fous du silence intérieur, fins observateurs des pièges de la vie mystique. Je les place au même niveau que maints grands méditants du Tibet, même si le contexte est, certes, celui d'une religion qui recouvrait les esprits d'une chape de plomb. Mais cet handicap est largement compensé par le fait qu'ils s'expriment en français, notre langue, de fort belle façon, et qu'ils sont nos ancêtres. En outre ils témoignent de l’universalité de l'expérience mystique, de sa rationalité. D'autres hommes, d'autres femmes, il y a à peine trois cent ans, ont vécu là où vous vivez, ont connus vos ancêtres, et ont vécu une vie de profondeur qui peut encore vous parler. Il n'y a pas que le saucisson, le pinard et les produits du terroir ! Il y a aussi une tradition de méditation. Une vraie, qui rassemble l'expérience de plusieurs générations. Et des instructions explicites pour la vie de tous les jours, pour les vrais problèmes des vrais gens comme vous et moi. Dans les milieux spirituels, il y a ce préjuger de répéter sans cesse "En Occident on ne peut pas comprendre..." ; "c'est si éloigné de la mentalité occidentale..." ; "pour un mental d'occidental, c'est impossible..." ; "les Occidentaux, à cause de leur esprit cartésien...". Préjugés ignobles ! Ignorance crasse ! Il y a eu des maîtres de méditation contemporains de Descartes. Par exemple Benoît de Canfield qui vécût à Montmartre. Oui, Montmartre. Et Jean de Saint-Samnson, qui jouait de l'orgue dans l'eglise Saint-Eustache. Oui, vous avez bien lu : l'église à côté du Forum des Halles à Paris.
Lisons un passage d'un élève de Benoît de Canfiel, Martial d'Etampes (mort en 1635) :
"Il faut passer au travers des images, objets, distractions et diverses pensées qui se présenterot à notre pauvre esprit pour détourner notre vue de Diue, et demeurer fixes en ce simple regard tant qu'il nous sera possible, sans pourtant nous forcer, ni violenter la tête, ni l'estomac ; et pour pratiquer ceci plus facilement, il faut jeter les yeux de l'esprit sur la grandeur de Dieu (...) particulièrement sur son amour (...) comprenant telles perfections seulement en bloc, et sans aucune spéculation ou distinction, les admirant et contemplant simplement au plus intérieur de notre âme. Ce regard doit être accompagné d'une grande révérence, qui causera une douceur en notre intérieur et un silence de notre esprit, dans lequel nous devons demeurer tant qu'il durera" (p. 307).
Le but est ici de s'absorber en Dieu, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. "Dieu" n'est pas un article de foi ou une vague construction imaginaire, mais l'expérience de notre vraie nature. Inutile de croire au dogmes chrétiens pour entendre ce que ces méditants ont à nous dire. Peut-être même sommes-nous mieux à même de recevoir leur enseignement si nous avons pris acte que nous vivions dans un monde absurde, désenchanté, si nous ne croyons plus aux sirènes du surnaturel.
Remercions donc Dominique Tronc pour ce travail qui nous permet d’accéder à ce trésor qui gît sous nos pieds, mais que nous ignorons.