Un recueil d’articles sur un thème méconnu révèle l’ampleur colossale du non-recours aux droits sociaux, et les dangers que ce mal fait courir au pacte social français et à ses objectifs principaux.
Poids financier : le double de la fraude
Y a-t-il dans le champ des politiques sociales débat plus récurrent ces dernières années que celui de la fraude et des « fraudeurs », les « assistés » et les « tricheurs » qui mettraient à mal le modèle social français par leurs arnaques ? Un sujet mieux popularisé ? « Fraudeurs et tricheurs : leurs arnaques nous coûtent des milliards » titrait encore un grand magazine dit d’investigation sur M6, il y a quelques jours. « Ces Français qui fraudent coûtent 60 milliards d'euros à l'État. Presqu'autant que le déficit annuel de la sécurité sociale ! » Le ton est donné : sus aux fraudeurs !
Et pourtant, l’ODENORE, observatoire universitaire rattaché au laboratoire « Politiques publiques, Action politique, Territoires » du CNRS, à l’IEP de Grenoble et à la Maison des Sciences de l’Homme-Alpes (unité CNRS), et dont les travaux sont consultables sur son site internet, propose de rompre avec les termes du débat en traitant de cet « envers » de la fraude, indissociable et tout aussi insoutenable : le non-recours aux droits sociaux. Reprenons les chiffres. La fraude sociale en France représente environ 20 Md€ par an (contre 25 Md€ environ de fraude fiscale), dont 3 à 4 Md€ de fraude aux prestations (soit environ 1% des versements, le reste étant de la fraude aux prélèvements qui représente autour de 4% des cotisations). Par comparaison, les sommes représentées par le non-recours donnent le vertige puisqu’elles s’élèvent à 10 Md€ environ : 5,3 Md€ de RSA non versé à ses bénéficiaires légitimes, et 4,7 Md€ de rappels de droits de prestations familiales et logement.
Des enjeux cruciaux
Dans le détail, chaque non-recours à une prestation étudié dans l’un des chapitres de ce dossier aux allures de réquisitoire soulève des enjeux majeurs. Près d’un bénéficiaire potentiel du RSA ne le touchait pas en 2011, un pourcentage qui monte à 68% pour le RSA activité : ce revenu complémentaire pour les actifs aux petits revenus devait aider ceux-ci à mieux vivre, et pour beaucoup d’entre eux à passer le seuil de pauvreté sous lequel se trouvent deux millions de travailleurs français.
Le non-recours à la CMU fait quant à lui froid dans le dos. Alors qu’on comptabilise chaque année environ 800 cas de fraude à la CMU en France (qui représentent 800 000 € au total) le non-recours à la CMU complémentaire concerne environ un quart des personnes concernées, soit 1,4 M de ménages. Le non-recours à l’ACS (Aide à l’acquisition d’une complémentaire santé) concerne lui 70% du public cible. Ce sont des millions de non-recours qui se cachent derrière ces statistiques, et qu’il faut mettre en regard avec les problématiques de santé publique aggravées par la crise : en 2011, un tiers des Français ont renoncé à des soins médicaux (ils n’étaient « que » 11% en 2009 et 23% en 2010). Même l’AME, l’Aide médicale d’État permettant un accès aux soins aux étrangers en situation irrégulière, souvent montrée du doigt, ne rencontre pas son public, puisqu’on estime que 90% de ses bénéficiaires potentiels n’y accèdent pas.
Non-recours à l’indemnisation du chômage, droit au logement opposable que l’on ne fait pas valoir, tarifs sociaux de l’énergie ou des transports collectifs mal appliqués, la liste est longue de ces nombreux droits sociaux bafoués en silence, d’autant plus aisément qu’ils sont souvent mal connus par leurs bénéficiaires, peu informés et perdus dans des démarches complexes même lorsque ces droits sont censés être appliqués de façon « automatique » (comme pour les tarifs sociaux de l’énergie par exemple).Un problème à prendre au sérieux
La France ne prend pas au sérieux le non-recours. Plus que cela, elle culpabilise les bénéficiaires de prestations sociales, et la rhétorique de la législature précédente n’en a pas été la seule responsable. En effet, l’administration elle-même tord les mots et les chiffres. Ainsi, les indus, grave problème de gestion au sein des CAF, représentent jusqu’à 800 M€ par an, soit neuf fois plus que la fraude proprement dite, et pourtant ces indus sont généralement comptabilisés au sein de la fraude. De même, la comptabilisation fréquente des non-recours et des non-versements correspondants parmi les « économies budgétaires » des organismes sociaux atteste de la légèreté avec laquelle est considéré le problème. Enfin, plus généralement, la rhétorique visant les « assistés » et assimilant tout bénéfice d’aide sociale à un abus n’a d’autre conséquence que de créer un « welfare stigma » à la française, faisant de la prestation sociale une honte que l’on se force à éviter, au prix de graves privations. Aujourd’hui, les prestations sociales représentent près de 40% des revenus des 10% de Français les plus pauvres.
Rappelons que Marisol Touraine, peu après son entrée en fonctions comme Ministre des affaires sociales et de la santé, avait affirmé vouloir « s’attaquer au phénomène, massif pour le RSA par exemple, du non-recours ». Suite à la parution de cet ouvrage de l'ODENORE, de nouvelles déclarations avaient été émises en ce sens. Alors que le premier anniversaire du gouvernement Ayrault approche, où en sont ces initiatives ?
ODENORE (Observatoire des non-recours aux droits et services)
L'envers de la « fraude sociale ». Le scandale du non-recours aux droits sociaux
La Découverte, novembre 2012 (214 p.)
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