Je vais vous faire une confidence. Il m’arrive de faire un détour pour m’arrêter dans une boutique de réinsertion sociale comme une Fripe-prix Renaissance ou l’Armée du salut. Il y a toujours une section où des livres, offerts pour quelques dollars, s’empilent pêle-mêle sur les étagères incertaines de bibliothèques sans âge. J’aime fouiller minutieusement dans ces piles de papier abandonnées et pleines de poussière, à la recherche d’un trésor caché. On est loin des présentoirs bien éclairés des librairies. Plus souvent qu’autrement, à force de patience, je trouve quelque chose d’intéressant : un roman pour ma blonde, un livre pour mon fils ou un essai pour moi. Aujourd’hui, je suis ressorti avec le livre La liberté n’est pas une marque de yogourt de Pierre Falardeau, publiée en 1995 chez Stanké. Voilà longtemps que je m’étais promis de le lire.
Ce livre doit son existence à l’éditeur Alain Stanké, qui a invité Falardeau à publier un recueil de ses textes en tous genres : des lettres, des articles, des textes de présentation, des discours. Bref, un ramassis de documents au travers desquels se retrouve la pensée de Falardeau à l’état brut. Au fil des pages, on découvre la proposition de montage soumise à l’ONF d’un film qui allait devenir Le Temps des bouffons, une lettre inachevée en réponse à Richard Martineau (« J’avais sans doute mieux à faire. Comme par exemple d’aller acheter des bébelles pour les enfants », p. 94) ou encore des lettres envoyées pour fins de publications à des quotidiens – souvent refusées – où il pourfend des journalistes, des politiciens ou Radio-Canada (rebaptisée Radio-Cadenas).
Document après document, on retrouve la verve de cet homme qui n’a jamais baissé les bras. Ce cinéaste, avec sa gueule pas possible, a donné autant de coups de poing qu’il en a reçu. Il me fait penser à Gaëtan Hart, ce boxeur de l’Outaouais qui est au centre du film de Falardeau intitulé Le steak, sorti en 1992. Le synopsis du film, un magnifique texte par ailleurs, est présenté à la page 128.
Évidemment, Falardeau a souvent été au cœur de controverses et n’était parfois pas très tendre ou juste dans ses propos. Il l’avoue lui-même, il s’est parfois trompé. Toutefois, il faut reconnaître qu’il a eu le courage de porter jusqu’au bout certaines de ses idées et opinions, et pour ça, il mérite respect.
Extraits :
« (…) Mais j’y pense. Bronfman, c’est un nom juif ça. Je retire tout ce que j’ai dit. Sinon, je risque de me faire traiter d’antisémite ou de raciste par Mordecai ou Jack Jewab du Congrès juif canadien. Je n’ai rien dit. J’efface tout. Je nie, sinon j’aurai droit à une thèse de doctorat comme le chanoine Groulx ou André Laurendeau. Non. Non et non. Il n’y aura rien de politique dans les films historiques de la famille… Non. Non. Non. Monsieur Jewab, il ne se passe rien en Palestine. Pardon, je voulais dire dans le Grand Israël. Oui. Oui. Monsieur Liebman est un grand politicien » (p. 19).
« Et si je gueule contre la banlieue, je ne méprise pas pour autant les prolétaires qui veulent avoir accès à quelques pieds carrés de verdure. Mais ce que je sais, c’est que la banlieue est un sous produit américain de l’idéologie bourgeoise quia d’abord donné naissance à Westmount et à Beaconsfield. Brossard n’est que le rêve ratatiné que les développeurs, les vendeurs de chars et les multinationales du pétrole veulent bien nous faire consommer. Comme les voyages : des rêves de riches, rapetissés, servis réchauffés, aseptisés, facilement consommables sous le nom de culture de masse » (p. 27).
« Comment essayer de penser en dehors des clichés? Sans être partiel, partial, injuste ou prétentieux? On l’est sans doute inévitablement. Comment ne pas penser avec ses pieds? Librement. Au risque de se tromper et de dire des grossièretés. Comment essayer de réfléchir sur le réel quand le seul réel qui me parvient est le réel préfabriqué par des journalistes morons? Le réel tordu, aseptisé, rendu conforme et acceptable par la presse, la radio et la télévision. Des tartes qui interviewent des tartes. Des tartes de bon goût. Les pires » (p. 79).
Faut-il être d’accord avec Falardeau pour apprécier ses textes? Non. Mais alors, pourquoi le lire? Facile. Pour se rappeler qu’il est bon de toujours conserver une partie de soi, aussi petite soit-elle, indignée face à certaines situations, situations que d’autres acceptent comme étant un état de fait accompli et immuable. Cette indignation permet de conserver une certaine lucidité au milieu de ce maelström innommable d’inégalités sans nom, de mensonges à outrance et vols aberrants.
Falardeau nous a quittés le 25 septembre 2009. Face à tout ce qui se passe dans l’actualité aujourd’hui, je me demande ce qu’il aurait fait s’il était encore vivant.
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Pierre Falardeau
LA LIBERTÉ N’EST PAS UNE MARQUE DE YOGOURT
Stanké, Montréal, 1995, 238 pages