"Il faut que ça s'arrête, tout ça. Ma vie ne tient plus qu'à quelques fils. Je déambule dans une vie qui n'est pas, qui n'est plus la mienne. Je suis une marionnette malmenée, dirigée par des forces occultes, je traverse machinalement le quotidien : lever à 4h30, départ à 5h15, arrivée à 5h45, j'enfile ma condition d'ouvrier, courbe l'échine jusqu'au plancher et ramasse jusqu'à 14h30 les miettes d'un labeur acharné. Je rentre chez moi vers 15h30-15h45, m'essuie les pieds au seuil de ma pauvreté, me lave rapidement, fais réchauffer vite fait les restes de la veille, écarte légèrement le rideau de la fenêtre qui donne sur la rue, à vrai dire la seule fenêtre de l'appartement, lui-même composé d'une seule pièce, et laisse filer le reste de la journée vers les fenêtre du deuxième étage de l'immeuble d'en face.
Il y a six mois environ la brique et le plâtre avaient cédé leur place à un joli champ de blé surmonté d'un carré de ciel bleu. Une beauté blonde au regard azuré venait d'y emménager. Tous les soirs elle ouvrait la fenêtre de sa cuisine, s'accoudait au rebord et soufflait la fumée d'une mentholée dans la fraîcheur printanière. Quand elle levait les yeux et me voyait, elle ne manquait pas de me faire un petit signe de la main. Un soir, bien des semaines plus tard, j'ai rassemblé c'qui m'restait d'envie d'être heureux, je m'suis mis à la fenêtre, le cœur prêt à sauter jusqu'à la sienne, et j'ai attendu qu'elle rentre, qu'elle ouvre sa fenêtre, qu'elle fume sa mentholée, pour lui dire que je l'aimais plus que l'été. Et là, comme tous les soirs, vers la même heure :
Le rideau de ma voisine
Se soulève lentement.
Elle va, je l'imagine,
Prendre l'air un moment.
On entr'ouvre la fenêtre :
Je sens mon coeur palpiter.
Elle veut savoir peut-être
Si je suis à guetter.
Mais, hélas ! ce n'est qu'un rêve ;
Ma voisine aime un lourdaud,
Et c'est le vent qui soulève
Le coin de son rideau.(*)
Le rideau est tombé sur mon été, ma vie est devenue un hiver. Le lourdaud s'en est allé, avec, sous le bras, la clé de mon champ de blé. La brique et le plâtre ont repris leur place.
Il faut que ça s'arrête, tout ça."
Il a posé son crayon sur la feuille pour éviter qu'elle ne s'envole, s'est dirigé vers la fenêtre, a déposé son coeur sur le rebord de la fenêtre et l'a donné au vent mauvais.
C'est la fleuriste qui l'a vu en premier, sur le trottoir, quelques étages plus bas et secondes plus tard
"- J'me souviendrai toujours du bruit !
- Vous pourriez le décrire ?
- C'était le bruit de l'amertume qui s'écrase sur le bitume..."
(* : Le rideau de ma voisine )