Ado en vacances à la campagne

 

        Les chambres d’hôtes de mes voisins Hélène et Sébastien sont toutes occupées pour ces vacances d’hiver. Je suis donc réquisitionné pour héberger le jeune Nolan qui accompagne ses parents mais n’aurait pas de lit pour dormir. La frange au ras des yeux, les joues fleuries de boutons et le menton bardé de trois poils noirs, il affiche l’allure revêche de l’adolescent peu d’enthousiasmé par un séjour à la campagne. Il parvient malgré tout à faire bonne figure. C'est-à-dire qu’il cesse de temps à autre d’allonger une mine de vieux bougon pour esquisser un pâle sourire d’enfant martyr. Instants fugaces où ses yeux brillent comme ceux du gamin qu’il est encore devant le pot de pâte à tartiner au chocolat et aux noisettes sur la table du petit déjeuner. A son arrivée, il a d’emblée jeté un coup d’œil interrogateur sur la cheminée où se consumait doucement une bûche de frêne. Le chauffage électrique c’est tout de même plus moderne ! Son regard tombe alors sur la bibliothèque. Un regard dubitatif. Comme s’il se demandait à quoi peut bien servir tout ce papier relié in folio. Tu n’as pas de tablette ? Je n’ai pas de tablette de lecture. Je n’en vois d’ailleurs pas l’intérêt puisque j’ai les livres à ma disposition. Je n’ai pas besoin, moi, de les brancher sur une prise de courant pour en recharger la batterie comme il y est contraint pour son téléphone portable. Pardon, son iPhone. Il s’évertue à m’en décrire les nombreuses applications. Si nombreuses qu’il n’a pas encore eu le temps de toutes les tester. Mais tu vois, là, je peux appeler mes copains ! J’ai beau lui rétorquer que je peux moi aussi appeler "mes copains" avec mon téléphone posé sur mon bureau, il ne paraît pas convaincu. Nul doute qu’il m’imagine vivant en reclus au fond de ma vallée perdue au cœur des Monts, loin de tous et de tout, presque en autarcie. Est-ce que tu as internet au moins ? Je n’ose exhiber mon vieux Dell et sa ligne adsl au "très faible" débit. C’est à ce moment que retentit la sonnerie de mon antiquité. C’est ta mère, lui dis-je, elle demande… Dis lui que j’arrive répond-il en regagnant la chambre que je lui ai affectée. Je transmets le message. Un quart d’heure plus tard, elle rappelle. Je n’ai pas le temps ! C’est ma Meuf, tu comprends !  Ici, ça passe mal, à peine deux cases ! J’essaie d’expliquer à sa mère ces vulgaires impératifs techniques qui le retiennent. Elle raccroche avant que j’aie pu achever ma phrase. Écoutes, lançai-je à Nolan à travers la porte, tu dois bien avoir un pouce à chaque main, non ? Alors envoie-lui toi-même un sms ! Il jaillit  dans le couloir avant même que je n’ai regagné  ma cuisine. Tu connais ça ? Je connais, lui dis-je. Et je lui enjoins de s’asseoir et de basculer sur "off" le curseur "power" de son appareil. Il hésite un instant mais devant ma détermination, il s’exécute. Au début, lui-dis-je, les rois de Babylone et leurs comptables ont tracé des traits sur des tablettes d’argile pour transcrire leurs lois et le détail de leurs biens. Plus tard, les Égyptiens ont inventé le papyrus qui était plus facile à transporter. Leurs successeurs ont découvert que la peau des veaux mort-nés était plus solide et ils en ont griffonné des rouleaux entiers puis des codex. Et Gutenberg est arrivé avec le papier et ses lettres de plomb. La diffusion des savoirs est devenue plus facile. Même les paysans ont pu ainsi apprendre à lire et les notaires établir des relevés cadastraux. Comme tu vois, on ne t’a pas attendu avec ton téléphone, pardon, ton iPhone, pour communiquer. Qu’on écrive avec un stylet, une plume, deux doigts sur un clavier ou comme toi avec les pouces ne change rien à l’affaire. Peut-être désormais va-t-on lire non plus en tournant des pages mais en effleurant un écran. Mais le texte reste le texte. Avec internet tu peux avoir accès à toutes les bibliothèques, à toutes les thèses de tous les chercheurs, à tous les articles de toutes les revues scientifiques. Mais il te faudra toujours savoir les lire et les comprendre. Parce que, si jadis, il suffisait d’écouter l’aède ou le griot pour accéder à la connaissance, aujourd’hui et plus encore demain, il te faudra  découvrir toi-même tous ces chemins divers et tortueux qui y conduisent. Alors oui, tu as parfaitement raison de t’accrocher fermement à ton appareil. Mais dis-toi bien que ce n’est qu’une prothèse. L’important est dans le contenu. Il a poliment hoché la tête et a rejoint les siens. Je ne suis pas certain qu’il ait vraiment tout compris à mon discours. (© Roland Bosquet)

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