Au milieu de cette rue déserte et inanimée, la lumière orange des
réverbères se transforme en décor digne des enfers. Sa fureur est telle
que, même "l'autre" est saisi par la brutalité de cette violence.
Myriam
ne s'écroule pas. Elle hurle, elle pousse, elle frappe. Une folie
furieuse qui va jusqu'à briser la vitre de la voiture. L'éclat forme
une étoile brisée, malheureuse, abominable.
"L'autre" est comme paralysé par autant de fureur. Le coude égratigné par le bris de la vitre, il ne peut répondre à ses coups.
Myriam
est Médée. Hermione. Personnage de malédiction, anéanti par la douleur.
Myriam montre sa force redoutable, sa colère shakespearienne.
Une voiture passe à ce moment précis. Elle ralentie à proximité pour voir ce qu'il se passe et peut-être apporter de l'aide à ces effroyables cris. Dans son déchainement douloureux, Myriam frappe sur la voiture en donnant des coups de pieds, ce qui la fait fuir. Défoulement de son sentiment d'injustice. Le monstre Myriam hurle son désespoir au monde en le proclamant coupable de cette terrible tragédie.
"L'autre" se retrouve impuissant pour la première fois de sa vie.
"L'autre"
voit le bouillonnement féroce et monstrueux de cet individu qu'il
croyait faible et inoffensif pour la première fois de sa vie.
"L'autre" éprouve peut-être un instant de profonde émotion pour la première fois de sa vie.
La gorge déployée, effondrée finalement par la fatigue, à genoux au milieu de la rue, Myriam gémit. Saccade de douleur et de cris, elle s'adresse au ciel, son dernier interlocuteur :
- Ma soeur... ma soeur... Pourquoi ? Sylvia ! ma soeur...
Presque évanouïe, "l'autre" la soutient.
Cette femme qui est apparue gigantesque aux yeux du monde, ne ressemble plus qu'à un petit être déchiré. Faible corps épuisé.
Une voisine qui a entendu la scène derrière la discrétion de son volet, et qui a compris la situation, s'approche d'eux, abritée d'un parapluie, pour apporter une bouteille d'eau fraîche.
- Tenez, monsieur, faites-la boire...
- Merci.
- Voulez-vous que j'appelle les secours ?
Myriam, toujours consciente, gémit son refus. Les yeux subitement creusés par cette chute d'énergie, les os du visage dessinant une figure morbide :
- Non, laissez-moi. Laissez-moi.
Après quelques gorgées d'eau fraîche, elle se relève. Seule. A sa
demande. Puis elle vient se soutenir sur le capot de la voiture. La
femme retourne chez elle.
- N'hésitez pas, monsieur. Si vous avez besoin d'aide, j'habite juste là.
- Merci, madame.
Un long silence. Puis il décide de s'approcher de Myriam.
- C'est Gérald qui m'a téléphoné. Il ne savait pas comment te l'annoncer. Alors j'ai préféré le faire.
Myriam est maintenant entrée dans un silence implacable. Les yeux
fixés sur le reflet orange de la flaque d'eau formée par la pluie.
Exorbitée. Ailleurs. Anéantie.
"L'autre" est maintenant à côté d'elle. Il lui parle. Lui donne toutes les informations qu'il détient.
- Elle s'est disputée avec Gérald hier soir. Puis elle est montée se coucher. Très tard. Lui, est resté au rez-de-chaussée et s'est endormi dans le canapé devant la télé. Pendant la nuit, c'est le petit Benoît qui est allé rejoindre sa mère dans la chambre pour dormir avec elle. Ce matin, lorsqu'il s'est réveillé... c'est le petit qui est venu le réveillé dans le canapé car sa mère, toute froide, ne se réveillait pas. Il est monté dans la chambre... Deux tâches de sang dessinées sur l'oreiller, au niveau de son nez. Ce serait une rupture d'anévrisme.
Les mains lui couvrant le visage, Myriam pleure. "L'autre" la prend dans ses bras.
Elle ne pense pas à ce qu'il se passe à ce moment-là. Elle subit l'étreinte dans une inconscience totale.
Elle pense à Sylvia qui a fait une tentative de suicide trois semaines auparavant. Elle pense à Gérald qui à appeler "l'autre". Elle pense à leurs enfants Yannick et Benoît. Elle pense à ses parents. Elle pense à Joséphine et moi. Elle pense à tout ce que Sylvia a pu lui dire quelques jours auparavant. Elle pense à cette soeur qu'elle ne verra plus. Celle avec qui on la confondait souvent parce qu'elles se ressemblaient. Celle avec qui elle chantait, dans les réunions de famille, la chanson des jumelles.
(A suivre)