Pour devenir libre faut-il rompre avec ses origines ou, au contraire, les assumer?
Rompre avec ses origines signifie abandonner à leur triste sort des êtres auxquels on est redevable et à qui cet abandon ne peut
que faire du mal. Alors un sentiment de honte surgit, ce qui ne veut pas dire qu'il s'accompagne de regrets pour autant. La liberté a un prix.
Assumer ses origines signifie, au contraire, rendre hommage à ceux qui vous ont précédé, quelle que soit la modestie de leur
condition. Dans mon enfance, j'ai souvent entendu dire qu'il n'y avait de pas sots métiers, mais de sottes gens. Je suis convaincu qu'il en est de même des origines.
Dans le dernier roman de Marie Ndiaye, cette volonté de rupture, peut-être conséquence d'un premier abandon, se reproduit sur deux générations de femmes et touche par une manière de contagion un homme complètement dépassé par les événements, mais poussé par l'instinct de survie.
Malinka, un beau jour, décide, irrévocablement qu'elle se prénommera désormais Clarisse. Sa mère, Ladivine Sylla, abandonnée par
son homme, fait des ménages pour vivre. Pour cette servante, sa fille est une princesse. Seulement, un jour, pour la princesse, il n'est plus question d'être la fille de la servante à l'amour
invariable, sinon elle ne pourra jamais échapper à sa condition. Elle s'enfuit donc.
Quand elle fait la connaissance de Richard Rivière, un client du café bordelais dans lequel elle est devenue une serveuse efficace, elle lui cache l'existence de sa mère. Pour clore toute discussion sur ses parents elle lui dit qu'ils sont morts tous les deux. Elle éprouve un amour scintillant pour le prénommé Richard. Pouqruoi cet amour ne pourrait-il pas racheter sa cruauté envers sa mère à laquelle elle ne rend visite secrètement qu'une fois par mois?
Richard et Clarisse se marient, ont une fille qu'ils prénomment Ladivine, comme la servante, cette mère reniée de Malinka, rayée définitivement de sa nouvelle vie. Clarisse éprouve en même temps un fol amour pour Richard et un amour impérissable pour la servante. Elle ne manque à aucun de ses devoirs envers chacun d'eux, tout en laissant chacun d'eux dans la complète ignorance de l'existence de l'autre.
Quand Richard la quitte après 25 ans de vie commune, tout le monde croit qu'elle en est humiliée, alors qu'en réalité elle a surtout honte de ses propres manquements. Elle facilite donc la tâche de Richard, avec "cette tendresse naïve, immatérielle, bouleversante, qui en était venue à tant lui peser": il n'aurait plus à supporter son "excessive gentillesse" et ses singularités de caractère ne le fatigueraient plus.
Leur fille, Ladivine, aura été élevée par eux avec une improbable et éternelle complaisance. Ils voudront toujours ignorer qu'elle s'est fait "payer pour coucher avec les hommes sans histoire" de la petite ville qu'ils habitent, Langon, non loin de Bordeaux, et qu'elle le faisait "sans plaisir mais sans aversion", sans nécessité non plus puisque ces parents lui offraient tout ce dont elle avait besoin.
A la faveur d'un séjour en Allemagne Ladivine fait la connaissance de Marko Berger, avec lequel elle se marie et a deux enfants, Annika et Daniel. Son père, qui vit à Annecy avec une autre femme, prénommée elle aussi Clarisse, n'assiste pas à son mariage, ne fait pas la connaissance de son mari, puis de leurs deux enfants. Elle en souffre. Quand sa mère meurt assassinée par un compagnon d'infortune, elle se sent coupable de l'avoir abandonnée, mais elle en rend également responsable son père.
Richard se sent-il ou se sentira-il enfin coupable? Se rendra-t-il compte que, s'il a fui Clarisse (qui ne lui a pas caché que
ce prénom n'était pas le sien), aimante et lointaine à la fois, "folle d'un amour indicible et difficile à aimer", c'est parce qu'il n'a jamais "vu ou cherché à voir la vraie Clarisse Rivière", parce qu'il n'a jamais "compris ou voulu comprendre qu'il vivait avec la seule apparence de
celle-ci"? Bref, découvrira-t-il que derrière Clarisse se cachait Malinka?
Un grand chien brun apparaît dans le récit à Ladivine Sylla, à Malinka-Clarisse Rivière, à Ladivine Rivière, à Annika Berger. A toutes quatre il semble rappeler l'une d'entre elles disparue. Est-ce bien toujours le même chien ou un autre qui emprunte à chacune, tour à tour, son regard, comme surgi d'un autre monde? Toujours est-il qu'il tisse un lien inédit entre elles. Toujours est-il qu'il veille sur l'une ou l'autre et lui procure, au moment opportun, une présence qui la rassure.
Ce roman de l'abandon, suivi inévitablement de moments de honte et de culpabilité, est écrit dans une langue qui se prête parfaitement à l'expression des pensées des divers personnages, car elle est apte à nous faire partager les méandres de ce qu'ils ressentent dans les différentes situations qui se présentent à eux ou qu'ils ont suscitées. Elle est également propice à leur onirisme et aux mystères qui les enveloppent. Comme dans un halo de brume.
Francis Richard
Ladivine, Marie Ndiaye, 416 pages, Gallimard