Il se porte assez bien.
Au Cachemire, les Musulmans on certes fini d'exterminer ses adeptes.Mais il y a des survivances - à défaut de survivants. Il y a Prabhâ Devî la disciple de Lakshman Joo, à Delhi. A Varanasi, il y a quelques disciples de Râmeshvar Jhâ. Parfois Bettina Baumer, autre disciple de Lakshman Joo, organise des ateliers durant la Grande nuit de Shiva (mahâshivarâtrî - c'est maintenant !). Mark Dyczkowski enseigne régulièrement dans sa maison au bord du ganges. En France Lyne Bansat-Boudon propose des lectures de textes sanskrits à l'EPHE. Sur le plan universitaire, il y a d'excellentes choses. Pour le versant religieux, il y a Alexis Sanderson. Et, pour le versant philosophique, Isabelle Ratié.
La tradition de la Shrîvidyâ, une "descendante" du Trika et du Krama (dont elle intègre les mantras), prospère un peu partout en Inde, mais surtout dans le Sud. Il existe de nombreux centres (mandalî), gourous et lignées, d'orientations diverses. On en trouvera dans les parages de l'ashram (la maison) Aurobindo à Pondichérry et à Tiruvannamalai. Il y a aussi, évidement, des gens plus connus comme les gourous de Devîpuram en Andhra, ou encore plus connus mais très contestables, comme l’inénarrable "Nithyananda".
Au Népal, la tradition de Kubjikâ (originaire de Goa) intègre aussi le Trika et le Krama. On peut se promener à Bhaktapur, cité tantrique et creuset de la Mahâmudrâ, aperçevoir des feuillets de textes en sanskrit jetés-là en vrac par des vendeurs à la sauvette. Mais la tradition périclite vite. En fait, il n'en reste déjà plus rien, seulement une coquille vide. De plus, cette tradition est aujourd'hui celle du ritualiste (karmî), non celle du yogin ou du gnostique, bien qu'à l'origine elle fût essentiellement yogique. Le hathayoga et le système des sept chakras en proviennent.
Ailleurs en Inde, d'autres personnes offrent des enseignements sur le shivaïsme du Cachemire, comme Boris Marjanovic qui a étudié notamment avec un disciple d'un disciple du célèbre Gopinâth Kavirâj.
Hors de l'Inde, plusieurs organisations s'inspirent du shivaïsme du Cachemire. Il y a d'abord le Siddha Yoga avec ses innombrables épigones indiens et autres. Puis Franklin Jones, alias Adida (etc, etc.), l'un des premiers a avoir compris le potentiel du shivaïsme du Cachemire dans les années 70. Et en Angleterre Chetanânanda poursuit lui aussi l'héritage, aidé par Sanderson (semble-t-il). Cependant, aucun de ces groupes, avec leurs descendants que je ne mentionne pas ici, n'a eu de contact physique avec un enseignant cachemirien. Ni avec les textes d'ailleurs. Il s'agit plutôt d'une "inspiration", quoi que cela veuille dire... En réalité, ces gens n'ont pas besoin d'un enseignement, encore moins d'une philosophie, car ce sont des anti intellectuels primaires tout comme 99% des chercheurs spirituels, et leur démarche est avant tout imaginaire. La référence au shivaïsme du Cachemire, c'est pour le prestige et pour le rêve. Tout le monde parle du "grand Abhinavagupta", parce qu'est excitant, mais personne ne le lit.
En Thaïlande et aux USA, nombreux sont les groupes qui se réclament actuellement du shivaïsme du Cachemire. Ils sont intéressants dans la mesure où ils sont portés par le succès du yoga, jeunes et assez féminins. Certains connaissent les textes, comme Glenn Wallis, ou fondent des communautés alternatives, comme la Kailâsha Akhârâ en Thaïlande (avec sa "Sauhu" thérapie, inspirée par le mantra sauh). Leur entreprise ne se cache pas d'un certain mercantilisme soft, mais elle a l'avantage d'être fraîche, dynamique et assez éloignée de l'occultisme avec ses groupuscules malsains. De plus leur philosophie politique semble être égalitaire, écologiste et tout bien comme il faut.
En France... euh... ah, oui. Eh bien, comment dire ? Il y a, à première vue, de bien bonnes choses. Daniel Odier. Sympathique. Mais totalement imaginaire. Bons massages, ambiance sensuelle. Rien de mal là-dedans, bien au contraire ! De plus, il est l'un des premiers a avoir vu la parenté entre le zen, le dzogchen et le shivaïsme du Cachemire. Le problème est que toute son histoire est un roman (vous me direz, c'est le métier du monsieur), une accumulation de fables, de mensonges et de trahisons : quand un texte ne lui plaît pas, il le passe sous silence ou l'amende en silence... sans concepts, sans hésitations, sans scrupules. Un vrai non dualiste. "Si tu vois Abhinavagupta, tues-le !" Vous me direz aussi, ses afficionados se fichent du shivaïsme du Cachemire. Cette indifférence est vraie aussi bien pour la vaste majorité des gens "intéressés" par le shivaïsme du Cachemire. Celui-ci n'est qu'un fond de commerce, ou disons un réservoir d'images, de parfums et de de slogans que l'on va exploiter pour construire un décor. Mais il n'y a aucun respect, aucune curiosité même, pour les textes. Le shivaïsme du Cachemire n'est qu'un prétexte. Mais qu'en ai-je à faire ? Je ne suis pas "héritier" du shivaïsme du Cachemire ni d'aucune "tradition non duelle", après tout. Que les Cachemiriens s'en occupent ! Soit. Mais le problème, c'est justement qu'il n'y a plus de Cachemiriens... D'un autre côté, il est clair que je préfère les stages de "massage cachemirien" à l'ambiance des mosquées cachemiriennes. Il faut donc relativiser. Le New Age, dont la vogue pour le tantrisme est un aspect important et sur laquelle surfe Daniel Odier, est un mouvement féminin, pragmatique, ouvert, éclectique, hédoniste. Après des siècles du corset judéo-chrétin, cela fait du bien.
Last but not least, Jean Klein et Eric Baret. Ici encore, la situation est compliquée. Il n'y a aucun preuve que Jean Klein ait jamais reçu un enseignement au Cachemire. C'est-à-dire à Shrînâgar, dans la petite communauté hindoue où tout le monde connait tout le monde. Or, si Lilian Silburn et une poignée d'autres Occidentaux sont bien connus parmi les Cachemiriens hindous, Jean Klein semble n'avoir guère marqué les esprits... Personne ne s'en souvient. En revanche, on note que Jean Klein commence à parler du shivaïsme du Cachemire justement au moment où Lilian Silburn commence à publier à Paris ses premières traductions. Étrange coïncidence, vous ne trouvez pas ? En ce qui concerne le "yoga du Cachemire", eh bien je crois qu'il doit tout au yoga de Krishnamâcharya et à la méthode Alexander, par exemple. En tous les cas, ce yoga est inconnu au Cachemire. Que ce soit dans les traditions orales ou écrites, je ne trouve pas le début du commencement d'un témoin. Jean Klein a sans doute "transposé" dans ses cours de yoga ses lectures des textes traduits peu à peu par Silburn. Avec classe et profondeur, c'est vrai. Mais pas plus que D. Odier, J. Klein n'est un "hériter du shivaïsme non-duel du Cachemire" ou d'ailleurs. Leurs enseignements sont des dérivés ; pas même des adaptations. Eric Baret a essayé de montrer que l'enseignement de Jean Klein était "traditionnel", dans Corps de vibration, corps de silence. Dans ce livre, on apprend beaucoup de choses. Les descriptions de ressenti - un yoga dans l'esprit Alexander - sont remarquables. Je l'ai dit et je le redit. Mais l'on y apprend en outre qu'il n'est pas facile de translittérer les mots sanskrits. Aussi, qu'il est tentant d'écraser le lecteur sous une avalanche de mots sanskrits... d'autant plus tentant que ledit lecteur n'aura pas les moyens de vérifier l'exactitude de ces termes. Je ne sais pas ce qui me retiens de faire une revue critique de ce livre si prétentieux. Je ne suis pas universitaire. Je ne suis pas un yogi, ni "héritier de la pratyabhijna". Je n'ai ni centre, ni clientèle à entretenir. Je ne suis pas un érudit, ni un indianiste, ni un scientifique, ni même un sanskritiste. Je ne suis pas un ayatollah de la virgule, ni un philologue, ni un pandit en pantoufles. Je sais combien le sanskrit peut être une arme de pédant. Je sais qu'il est facile de critiquer les erreurs de typographies ou les fautes d'orthographes, et comme cette histoire d'orthographe est commode pour ridiculiser un écrivain. Je sais que les professionnels d'Almora ont fait un travail excellent, comme à leur habitude. Mais c'est sur le fond que je crois qu'Eric Baret se trompe.