Tony Kaye est visiblement passionné par les sujets de société. Le choc American History X, c’était lui. Après quelques documentaires (sur la drogue, l’avortement), il nous livre Detachment, petite bombe dépressive lâchée dans les couloirs d’un lycée new-yorkais. Au milieu d’élèves aussi désenchantés qu’indisciplinés et violents, se traîne la gueule abîmée d’Henry Barthes, professeur de littérature remplaçant. Un enseignant à qui Adrien Brody, d’une justesse folle, prête une colère latente et des vagues, rageuses et silencieuses, de désespoir. Kaye ne nous refait pas le coup du cinéma démago à deux balles où le professeur s’érige en sauveur ou moralisateur éclairé : Detachment, c’est de l’anti Esprits rebelles et Cercle des poètes disparus, qui creuse profondément son sillon de tristesse. Des rayons de soleil, des étreintes, des sourires, il y en a. Mais il y en a peu. Pour le reste, le film dépeint, avec un nihilisme certain, un monde décomposé, mort-vivant, en perdition. Une société américaine qui ne laisse aucun espoir à sa jeunesse. Les parents y sont absents, les profs démissionnaires, les ados des laissés pour compte, à la dérive, à l’abandon. Pourtant, comme pour contrebalancer la noirceur sans concession de son propos et le pessimisme absolu de sa pensée, Kaye offre une mise en scène solaire, débordant d’inventivité. S’y greffent des croquis animés, dessinés par le cinéaste en personne, un encart documentaire en prologue avec de vrais témoignages de profs, des flous, des approximations, des instants morcelés, d’autres aériens; il y triture le son, l’image, les personnages. A l’image du quotidien et des existences qu’il tente de capter au vol.
Henry, personnage principal trouble, se construit de la même façon sous nos yeux, par tâtonnements, souvenirs en super 8, morceaux de puzzle d’une âme tourmentée qui tente de survivre dans un enfer urbain, bruyant et désordonné. L’étude de caractère, malgré le recours aux effets de style (jamais pompiers), se fait en douceur, avec un goût certain pour la poésie de l’horreur (un suicide artistiquement annoncé, du sang sur un coin de lèvre, des sanglots de larmes dans un bus de nuit). Detachment, partout, s’interroge : que laissons-nous à notre jeunesse ? Comment peut-on encore la sauver ? Peut-on se racheter une conscience ? A sa manière, Henry cherche par la voie de la rédemption et de l’altruisme à se maintenir lui-même debout, sans cesse en quête d’un sens à donner à tout ce furieux désordre. Il tente de sauver une ado des griffes de la prostitution, de consoler les chagrins d’une autre. « Et jamais je n’ai senti, si avant, à la fois mon détachement de moi-même et ma présence au monde », affichait d’emblée le film en citant Camus. La terrible vérité viendra frapper tout le monde lors d’un final-choc : chacun, tout seul, doit savoir sauver sa peau, pas de place pour les plus faibles. En guise d’adieu, il n’y a plus que des salles de classe désertées, des pages de livres abandonnées au vent, une éducation-fantôme éviscérée par une humanité malade. Et les mots d’Edgar Allan Poe.