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Saint Pierre à l’oseille

Publié le 12 avril 2008 par Savatier

Si, suivant l’adage, tous les chemins mènent à Rome, un seul, en tout cas à Paris, conduit au film d’Amy Berg, Délivrez-nous du mal. En effet, étrangement, ce documentaire sorti le 2 avril n’est projeté que dans une seule salle de la capitale, le MK2 Beaubourg ! Insuccès des premiers jours, en dépit d’une presse généralement favorable ? Carence du distributeur ? Pressions exercées pour rendre l’œuvre confidentielle en raison de son caractère explosif ? Il serait intéressant de le savoir.

Amy Berg, qui fut journaliste à CNN et CBS, consacre son premier long métrage au cas (loin d’être isolé) du père O’Grady, prêtre pédophile d’un diocèse de Californie. Pendant vingt ans, profitant de la confiance des familles et jouant de l’aura de son ministère, il abusa d’enfants dont le plus jeune avait 9 mois. Condamné à 14 ans de prison (une peine étonnamment légère au regard d’un dossier accablant), il fut expulsé en 2001 vers son pays natal, l’Irlande, après 7 années d’incarcération. Il y vit aujourd’hui librement. A la réalisatrice qui l’interroge, Oliver O’Grady répond avec une sérénité qui déconcerte et l’on se prend à se demander les motivations de son attitude : inconscience de la gravité de ses actes, complexe de supériorité, cynisme ? Probablement les trois.

En alternance, Berg livre le témoignage de quelques victimes des deux sexes qui expliquent leurs vies brisées, les sévices subits, et reconnaissent la difficulté qu’elles ressentirent à les avouer à leurs parents. En tenant des discours diabolisant le sexe et reliant celui-ci à la honte, le christianisme, involontairement, mais efficacement, rend, il est vrai, ce genre d’aveu encore plus pénible pour des enfants élevés dans le respect des valeurs religieuses. Les familles, au cours de longues interviews, expriment un évident sentiment de culpabilité d’avoir fait une totale confiance à ce prêtre qu’elles recevaient en ami. Le spectateur est alors confronté à l’étrange impression de voir un « monde à l’envers » où les victimes se sentent plus coupables que le bourreau…

Le pire reste toutefois à venir, car, au cours de l’enquête, on apprend que les agissements d’O’Grady (de son propre aveu) furent, dès l’origine, parfaitement connus de sa hiérarchie, qui s’employa à tromper les familles. On commença par ne pas vouloir les croire, puis on les assura, notamment, qu’il serait envoyé dans un monastère – donc retiré du monde et dans l’incapacité de nuire. En réalité, l’archidiocèse le muta à chaque fois dans des paroisses distantes de quelques dizaines de kilomètres, lui offrant ainsi, en toute inconscience, de nouveaux « terrains de chasse. » Ce total mépris choquera légitimement plus d’un fidèle.

Certains propos des prélats interrogés laissent d’ailleurs pantois. Ainsi ceux de Mgr Cain qui suggère que l’obscénité eut existé si O’Grady s’était attaqué à un garçon alors que, dans l’un des cas qu’il avait eu à connaitre, la victime avait été une fillette… Etrange raisonnement, à première vue, mais finalement expliqué par un intervenant théologien : le célibat des prêtres leur interdisant toute activité sexuelle, tout contact féminin devrait être jugé de manière équivalente, quel que soit l’âge de l’intéressée, tandis que l’homosexualité constituerait, aux yeux du clergé, une sorte de circonstance aggravante…

Les extraits de l’interrogatoire de Mgr Roger Mahony, cardinal archevêque de Los Angeles toujours en fonction, constituent, de leur côté, un rare florilège de mauvaise foi où il semble bien difficile de distinguer l’absolue froideur de cœur, le cynisme, la tartufferie et l’embarras. A toute question trop précise ou gênante – qui n’était pas préalablement écartée par son avocat présent – il oppose une mémoire défaillante, non toutefois sans quelque maladresse : lui montre-t-on un courrier d’O’Grady à lui adressé, il avance qu’il n’en a aucun souvenir mais évoque, quelques minutes plus tard, la réponse qu’il lui avait écrite… L’Eglise, bien qu’elle ne s’en prive pas pour préserver son image, ne sait guère bien mentir; on se souvient de ses communiqués à la mort du pape Jean-Paul Ier ou lors du scandale de la banque Ambrosiano, dont le moins qu’on puisse dire est qu’ils ne reflétaient pas toute la vérité… Jeudi soir, dans la petite salle du MK2 au trois-quarts pleine (avec, au premier rang, Bertrand Tavernier), régnait un silence total ; seuls quelques rires, discrets mais moqueurs, ponctuaient les interventions de Mahony et Cain, autant de preuves que la salle n’était pas dupe. Les victimes ne le sont pas davantage, et se sentent doublement trahies par une institution qui semble moins motivée par la compassion à leur égard que par le souci d’étouffer le scandale.

Le documentaire donne la parole à des juristes, théologiens, psychologues, ainsi qu’à un spécialiste du droit canon, le père Tom Doyle, qui, pour avoir pris le parti des victimes, fit, précise-t-il, l’objet de sanctions de la part de sa hiérarchie. Son témoignage est accablant : pour l’Eglise, ses membres qui exercent une responsabilité présumée reçue de Dieu, se considéreraient plus importants que les victimes. L’allusion à l’Epitre de Paul aux Romains (Ro 13, 1-7) semble évidente : « il n’est de pouvoir que de Dieu, et ceux qui existent sont institués par Dieu, etc. » Les historiens le savent, ces versets servirent de justification à de nombreux despotes pour asseoir leur pouvoir et ôter toute légitimité à la contestation. Tom Doyle accompagnera plusieurs victimes à Rome pour qu’elles y soient reçues, mais les gardes suisses leur interdiront l’entrée de la cité du Vatican.

D’un point de vue strictement cinématographique, même avec beaucoup d’indulgence, il serait difficile de voir dans ce film un chef d’œuvre. La technique d’interview employée, le montage des séquences, l’omniprésence d’une bande son inutile, la recherche parfois exagérée de l’effet dramatique rappellent trop le documentaire télévisé, format qui eut d’ailleurs permis de toucher un plus vaste public. Pour autant, il constitue un document éclairant dont on ne peut faire l’économie pour mieux comprendre un phénomène qui ne se limite pas aux Etats-Unis.

Dernier aspect édifiant : l’accueil réservé au film par l’Eglise (dont les autorités, précise Amy Berg, ont refusé tout concours). Aucun mea culpa, même si, depuis 1950, les crimes sexuels ont couté aux diocèses américains plus d’un milliard de dollars en frais juridiques et indemnisation. On ignore si cette somme colossale inclut les arrangements à l’amiable destinés à acheter le silence de certaines victimes, mais les fidèles d’outre-Atlantique, souvent généreux, sauront au moins l’usage qui est fait de leurs contributions au trône de saint Pierre. En revanche, une réponse classique est avancée : la victimisation (ce film ne serait qu’un brulot anticlérical de plus) et la mise en cause de la personnalité de l’auteur, présentée, non comme une journaliste, mais comme appartenant à la National Organisation of Women, « principale organisation en faveur de l’avortement aux USA » et… au Jewish Journal, comme si cette dernière précision devait autant participer que la précédente à la discréditer…

En France, la revue La Nef vient de publier un compte rendu assez surprenant dont un extrait, au moins, mérite citation : « Délivrez-nous du mal traite d’un sujet extrêmement pénible, notamment pour les catholiques : le scandale des prêtres pédophiles. Si on l’évoque, ce n’est pas pour le recommander – car le voir est une des pires tristesses qu’on puisse avoir devant un écran – mais pour prévenir de l’arrivée de ce nouvel assaut contre l’Eglise, c’en est un, et inviter à y faire face. » Si l’on comprend bien, la revue ne nie pas le calvaire des victimes, mais souligne qu’en informer le public constitue une attaque anticléricale… Malheureusement, les grandes douleurs ne sont pas toujours muettes… Témoignage Chrétien et la revue Golias, qu’il serait difficile d’accuser d’anticatholicisme, préfèrent reconnaitre – et c’est tout à leur honneur – que l’institution ecclésiale est loin d’être parfaite.

On ne peut enfin que recommander sur ce sujet la lecture du livre d’Olivier Le Gendre,

Confession d’un cardinal(Jean-Claude Lattès, 413 pages, 18,50€) dans lequel un haut dignitaire de l’Eglise qui fut envoyé aux Etats-Unis pour enquêter sur ces scandales apporte un éclairage bien différent des discours officiels.

Les Romains, volontiers irrévérencieux à l’égard de la Curie voisine, colportent une plaisanterie assez féroce. Celle-ci s’appuie sur les plaques minéralogiques des luxueuses limousines empruntées par les cardinaux et qui portent le sigle « SCV » (abréviation pour Stato della città del Vaticano : Etat de la cité du Vatican). Lorsqu’ils en croisent une, il leur arrive de dire « SCV VCS », autre abréviation qui, traduite de l’italien, signifie : « Si le Christ vous Voyait, il Vous Chasserait tout de Suite »…


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