Le 5 février 2003, vous avez prononcé à l’ONU votre « célèbre » discours sur les armes de destruction massive en Irak, dans lequel vous énonciez des « preuves » qui, pour la plupart, se sont révélées inexactes. Dix ans plus tard, vous écrivez dans votre nouveau livre que ce discours restera une « tache » dans votre carrière et que vous vous souvenez de ce 5 février aussi « profondément » que du jour de votre naissance. Pourquoi ?
- Il est très dur d’oublier un tel moment surtout quand on vous en parle chaque jour pendant dix ans ! Depuis que j’ai découvert qu’un grand nombre d’informations que l’on m’avait fournies étaient inexactes, je ne cesse de me demander : qu’aurais-je dû faire pour éviter cela ? Pour ma défense, je dirais que je n’ai eu que trois jours pour préparer cette présentation et que nous avions un très grand nombre de documents à analyser.
Pourquoi seulement trois jours ?
-Le problème était le suivant : le président Bush m’a demandé de présenter nos preuves à l’ONU à partir d’un texte rédigé par un conseiller du vice-président Cheney. Or, quand j’ai demandé aux services de renseignement des éléments concrets pour étayer certaines parties de ce document, ils m’ont répondu qu’ils n’avaient jamais vu ces informations-là ! Il fallait donc repartir de zéro et écrire un autre discours. J’ai dit au président que j’avais besoin de plus de trois jours, mais il m’a répondu qu’il avait déjà annoncé au monde la date de ce discours à l’ONU, qu’il ne pouvait pas la reculer.
Le fait que le texte écrit par le bureau du vice-président était si étrange ne vous a-t-il pas alerté ? Ne vous êtes-vous pas dit : on essaie de me manipuler ?
-Non, pas vraiment. J’étais déçu mais je ne paniquais pas : la CIA allait m’aider. Je suis allé au siège de l’Agence, et grâce aux informations fournies par son patron, George Tenet, j’ai pu bâtir le discours. Remarquez que j’y ai mis moins d’éléments controversés que le président, Condi Rice ou Rumsfeld avaient déjà utilisés publiquement et à plusieurs reprises. Le bureau de Cheney, par exemple, insistait pour que je parle des liens supposés entre Saddam Hussein et Al-Qaida, que le vice-président avait souvent évoqués. Mais, comme les éléments n’étaient pas probants, je ne l’ai pas fait. J’ai également très peu parlé du programme nucléaire.
Mais sur le reste aussi, le chimique et le biologique, les « preuves » étaient fausses.
-Oui, mais ce n’était pas un mensonge délibéré de ma part. Je croyais à ce que je disais. Tout le monde, le président, les membres du gouvernement et le Congrès y croyaient. Le président m’a choisi parce que j’étais le plus crédible vis-à-vis de la communauté internationale, mais, encore une fois, je ne faisais que transmettre ce que les seize agences de renseignement disaient. Et je pense que si vous aviez été à ma place et que vous aviez vu les documents que l’on m’a présentés vous auriez cru à tout cela, vous aussi.
Evidemment je pensais que la CIA avait vérifié ses informations. Aussi, quand, quelques semaines plus tard, l’Agence nous a dit que l’ »information » sur les laboratoires biologiques ambulants venait d’Allemagne et qu’aucun agent américain n’avait interrogé la source principale de ce canular, j’ai été stupéfait.
George Tenet, le patron de la CIA, vous avait-il dit que les Allemands l’avaient prévenu du manque de fiabilité de cette source ?
-Non et je ne sais toujours pas ce qu’il savait en réalité. Plus tard, il est apparu qu’un certain nombre de personnes dans les services de renseignement étaient au courant de cette alerte des Allemands et d’autres mises en garde. Ils ont dit : « Nous sommes allés voir Tenet mais il ne voulait pas nous écouter. » Est-ce vrai ? Je ne sais pas. En tout cas, lors de ma présentation à l’ONU, je voulais qu’il soit à mes côtés, que la présence du patron de la CIA signifie au monde que ce que je disais reflétait ses conclusions. Dix ans plus tard, Tenet n’a toujours pas reconnu que celles-ci étaient fausses ! Pas une fois, il a expliqué pourquoi ses services avaient écrit, par exemple, que Saddam Hussein avait des centaines de tonnes d’armes chimiques, « dont la plupart avaient été fabriquées l’année passée » alors qu’il n’en possédait pas un gramme !
Il y a quelques années, vous avez dit qu’une commission du Congrès devrait enquêter sur tout cela.
-Passons à un autre sujet, voulez-vous ?
Dans votre livre, vous dites que les Etats-Unis sont toujours la nation « nécessaire », que voulez-vous dire ?
-L’ancienne secrétaire d’Etat Madeleine Albright utilise l’adjectif « indispensable ». Je suis d’accord avec elle, mais « nécessaire » est un terme plus soft, moins arrogant. Quand il y a un problème dans le monde, au Moyen-Orient ou en Asie, on se tourne toujours vers les Etats-Unis. Prenez la Libye. C’était une bonne idée de laisser les Français et les Britanniques lancer l’opération militaire. Mais auriez-vous pu la mener à bien sans les Etats-Unis, leurs avions ravitailleurs, leurs missiles ? Je ne crois pas. Quand nos alliés veulent entreprendre quelque chose et n’ont pas tous les moyens pour le faire, les Etats-Unis sont la nation « nécessaire ».
Le second mandat d’Obama vient de commencer, quel est son problème numéro un en politique étrangère ?
Notre situation internationale est celle-ci : depuis la fin de l’URSS, il n’y a plus de puissance équivalente à la nôtre qui veuille nous attaquer. Les deux seules nations ayant la population et le potentiel économique de rivaliser avec les Etats-Unis sont la Chine et l’Inde. Mais aucun des deux Etats n’a la moindre intention d’être notre ennemie.
Même pas la Chine ?
Bien sûr que non, les Chinois possèdent 2 000 milliards de notre dette ! Comment voudraient-ils faire exploser tout cela ? Ils vont moderniser leur armée, tout faire pour protéger les îles qu’ils considèrent être les leurs, mais ils n’ont aucun intérêt à devenir notre ennemi. Il y a des questions internationales comme la Corée du Nord, la Syrie ou l’Iran. Ce sont des problèmes sérieux, mais aucun ne représente une menace pour la survie des Etats-Unis et son système démocratique, comme ce fut le cas de l’Union soviétique. Cela ne veut pas dire qu’il faut les ignorer. Ils affectent nos alliés et amis. Et ils peuvent dégénérer en guerre comme au Mali ou en Syrie.
Mais aujourd’hui les Américains sont concentrés sur les problèmes internes des Etats-Unis, le chômage et le déficit budgétaire surtout. Nous devons donc faire ce que nous pouvons pour aider nos alliés, mais le président sera très réticent à engager militairement notre pays dans des confits régionaux.
Y compris en Iran ?
La position de la Maison-Blanche est que, dans ce dossier, aucun président ne peut renoncer à une option, quelle qu’elle soit. Ma conviction personnelle est qu’il y a des solutions diplomatiques au problème iranien. Je suis un vieux soldat qui a vu ce que le containment (politique d’endiguement) et la dissuasion peuvent accomplir. Les Iraniens n’ont pas encore d’arme nucléaire et, même s’ils en avaient, leur nombre serait très inférieur à la force atomique disponible de l’autre côté. Donc, je continue de penser que, même dans le cas de l’Iran, la dissuasion marche. D’ailleurs, regardez ce qu’a dit Ahmadinejad cet automne : pourquoi voudrais-je d’une arme atomique alors qu’en face ils en ont des dizaines de milliers ?
Après l’extraordinaire carrière qui a été la vôtre, que souhaitez-vous que l’on retienne de votre action ?
Que j’ai bien servi mon pays. Que j’ai travaillé à des traités qui ont éliminé de grandes quantités d’armes nucléaires ! Je voudrais que l’on n’oublie pas que j’ai toujours essayé d’éviter des guerres et toujours préféré la diplomatie pour régler les problèmes. Je pense que l’on se souviendra de moi à propos d’une doctrine militaire qui porte mon nom. Et puis je suis devenu le premier chef d’état-major noir et le premier secrétaire d’Etat noir des Etats-Unis. Malheureusement, on n’oubliera pas le discours à l’ONU, qui occupera une grande place dans ma nécrologie…
Propos recueillis à Washington par Vincent Jauvert-Le Nouvel Observateur
Source: Le Nouvel Obs