Face à l’invasion rap-house-new-beat-techno-acid-transe, la musique au sens large se durcissait au début des années 90. Pour sa réputation, il valait mieux changer de trottoir plutôt que de croiser des musiciens se réclamant encore de tout ce qui avait fait leur réputation dans la décennie écoulée. Ce durcissement, qui voyait certains se la jouer (très mal) rockeurs, allait d’ailleurs favoriser le retour ou tout simplement le débarquement premier sur les ondes FM de metalleux et apparentés hurlants.
Le groupe A-ha, qui comptait parmi les emblèmes de la décennie devenue ringarde, ne suivait pas le mouvement. A la limite on pourrait penser qu’il le précédait. Les Norvégiens affirmaient désormais en studio sur CD ce qu’ils étaient sur scène. La couleur était perfectible sur « Crying in the rain », le single annonciateur de l’album « East of the Sun West of the Moon ». Toujours bien présents, les synthés de Magne Furuholmen nappaient davantage ou tissaient des ambiances presque troubles, plutôt que de s’intégrer pleinement dans les arrangements ou la rythmique comme sur les trois albums précédents. L’homme se permettait de dévoiler une technique d’organiste à chatouiller Alan Clark et Guy Fletcher de Dire Straits. Il laissait plus de place également à son piano, parfois de manière pas banale : « The way we talk », à la limite jazzy-blues, en est un exemple. La guitare de Paul Waaktaar paraissait se décomplexer comme elle le faisait déjà sur scène. Réservant les vrais solos pour les concerts, elle s’introduisait, tantôt acoustique, tantôt aussi grasse que rocailleuse, en partie prenante des arrangements comme sur des excellents « Slender frame », « East of the Sun », « Sycamore leaves » et « Cold river » (lequel m’évoque un je-ne-sais-quoi de Chris Rea). Morten Harket, quant à lui, confirmait un registre aussi étendu que l’étaient ses capacités vocales multi-octaves : pas de démonstration ici autre qu’un talent expressif entre velouté et hargne, entre ténèbres des profondeurs et ampleur aérienne. L’une des rares chroniques de « East of the Sun West of the Moon » dans la presse spécialisée francophone s’inquiétait de ne rien percevoir de « tubesque » dans cet album. Prédiction juste : hormis « Crying in the rain », A-ha peinera à imposer « Early morning » et « I call your name » sur les ondes françaises. Ailleurs, en revanche, c’est plus que la gloire et la reconnaissance artistique qui les attend puisque la tournée « East of the Sun West of the Moon », début 1991, les inscrira au Livre des Records pour le plus grand nombre d’entrées payantes à un concert de rock : le groupe frôlera les 200 000 places vendues à Maracana au Brésil.
Pour anecdote, A-ha avait intitulé son album « East of the Sun West of the Moon », en référence au conte « A l’est du soleil et à l’ouest de la lune », introduisant les « Contes Scandinaves », un conte qui veut que seul le vent du nord, par sa puissance, peut amener là où personne ne peut se rendre, une puissance qui ne leur manquait pas, une puissance qui n’égalait que leur talent, un talent qui ne pouvait que les asseoir définitivement au panthéon du rock mélodique, aux oreilles attentives et objectives de ceux qui les reconnaissaient déjà, par delà leur image médiatico-populaire des années 80.