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J'évoquais hier le choc géopolitique que constituait le résultat des élections italiennes de la semaine dernière. C'était un peu lapidaire, et cela mérite plus de développements. Les voici.
Le succès du mouvement cinq étoiles (M5S), en Italie, ne surprend que ceux qui s’intéressent à l’Italie une fois tous les deux ou trois ans. Il reste que le résultat des élections possède une signification fort importante. Comme le disait D. Reynié dans Le Monde, après la crise financière puis la crise économique, voici surgir la crise politique.
D’emblée, cessons d’affubler Bepe Grillo des différents surnoms plus ou moins dépréciateurs qu’adorent nos censeurs journalistes : Coluche (au sens de Coluche amuseur public, et pas saint-Coluche créateur des restaus du cœur), clown, pitre, bouffon et autres amabilités. Car d’une part Coluche n’a fait que semblant d’aller à l’élection ; d’autre part cela fait dix ans que M. Grillo fait de la politique et trois ans que son mouvement rencontre un vrai succès politique ; enfin, et peut-être surtout, ce sont les électeurs qui ont voté pour son mouvement. Ah ! le peuple … Eh ! oui, le bougre, il ne lit pas The Economist, cet hebdomadaire influent qui soutient toujours le candidat perdant. Mais le peuple vote : a-t-il tort ?
Les commentateurs ont généralement retenu deux interprétations. L’une, additionnant les voix de B. Grillo et de S. Berlusconi (et de la Ligue du Nord), constate que la moitié des lecteurs italiens a voté contre l’Europe (assimilée, au choix, à l’euro, l’Allemagne ou la rigueur ou les trois ensemble). L’autre, liant cette élection aux mouvements politiques observés en Grèce (Aube dorée), au Portugal et même en Espagne (les Indignados), constate la limite politique des mesures d’austérité imposées par la crise économique, mais aussi et surtout la défiance envers le personnel politique en place, jugé inefficace et corrompu. Ce que confirme la Bulgarie (voir ici) dont la grosse manifestation du jour dénonçant la corruption du personnel politique s’insère dans ce mouvement général.
Il y a bien sûr un lien entre ces deux interprétations. On peut pousser plus loin l’analyse.
Dialectique rigueur et corruption : je suis frappé de cette association politique qui dénonce à la fois la « rigueur » et la « corruption ». La rigueur est certes économique et budgétaire, quand la corruption serait politique. Toutefois, chacun comprend que la rigueur est devenue une « politique », et même « la seule » politique. Ainsi ne voit on pas d’alternative à cette « seule politique raisonnable », celle promue par les gens sérieux, les techniciens (comme monsieur Monti) et les sachants. Accessoirement, elle est aussi promue par l’Allemagne et les marchés. Or, personne n’est vraiment convaincu ni par l’une ni par les autres.
L’une, en effet, a organisé une réforme au début des années 2000, présenté comme le modèle. Mais chacun sait désormais que cette compétitivité se fait surtout envers le marché intérieur européen, que le niveau « relativement » bas de l’euro (favorisé justement par tous les pays en crise) permet à l’Allemagne de faire encore des affaires en dehors de la zone euro, qu’en fait cette compétitivité est surtout une précarité intérieure généralisée. Qu’accessoirement, cela permet d’importer de la main-d’œuvre formée et bon marché du reste de l’Europe, afin de compenser à faible prix la crise démographique allemande. Qu’enfin, cette rigueur est bien égoïste : ce qu’on ne saurait reprocher en soi, mais qui passe difficilement comme un modèle de vertu partageuse et européenne.
Quant aux marchés, même en prenant soin d’éviter la personnalisation excessive qu’on leur attribue, force est de constater qu’ils représentent justement la source initiale de la crise. Ce sont eux qui promeuvent depuis des années la dérégulation et qui ont admis les dérives corruptrices des banques et des marchés financiers. La finance est corrompue, depuis Lehman Brothers, Kerviel, la manipulation du Libor ou UBS. La finance a fait la crise, s’est défaussée sur les États pour se débarrasser de sa propre crise de la dette pour ensuite demander aux États de nettoyer cette dette, jugée soudainement excessive. La même qui n’a eu de cesse de maquiller les comptes, y compris les comptes publics, comme par exemple en Grèce. La même qui ne cesse de faire placer les fonds off-shore pour « optimiser » l’impôt et ne pas payer. Et cette finance, cette économie corruptrice viendraient donner des leçons de rigueur ? Il faut bien comprendre pourquoi les électeurs ne marchent plus dans la combine.
Oh ! le peuple est lui aussi corrompu. Constatons en effet que la dérégulation ne touche pas seulement le droit public, mais aussi la société. Que le mouvement ultra individualiste qui est la marque de l’Occident (cf. la conférence de Pierre Brochand) dissout toutes les institutions, et donc les institutions sociales. Que les marchés, les gouvernements, les entreprises sont constituées d’hommes et que ce sont eux qui sont « corrompus ». Et qu’il ne s’agit pas de « morale », qu’elle soit religieuse ou laïque. Parce qu’en plus, les élites (et notamment les médias) ne cessent de donner des leçons de morale.
Il s’agit tout simplement du contrat social, des règles de vie en commun, de cette limitation collective à ma liberté qui nous permet de vivre ensemble, et donc de cette éthique que je m’impose parce que je partage avec mon voisin, mon proche, mon concitoyen, qu’il s’agisse d’impôts sur le revenu, d’impôts sur les sociétés ou de péréquation territoriale entre les régions pauvres et les régions riches.
En un mot : les élites ne sont pas exemplaires et leur discours de rigueur apparait comme le masque de la perpétuation de leurs privilèges. Le vote italien n’est que la façon populaire d’arracher le masque.
Cette tentative est rendue possible par l’émergence de nouvelles expressions politiques via Internet. Lors du colloque de l’an dernier sur la révolte, nous avions essayé de rendre compte de ce nouveau mouvement qui rend possible les Indignados, la révolte des tentes, le printemps érable et, maintenant, le M5S. Voici donc un leader qui refuse d’aller sur les plateaux télé, et qui invente un nouveau système de mobilisation alternant Internet et une succession de meetings populaires, de rencontres physiques avec les électeurs. Autrement dit, qui est pleinement 21ème siècle quand la télé paraît datée, 20° siècle. Un mouvement qui va au bout de la réunion. La télé est hiérarchique, et elle a perdu. Internet n’est pas autant hiérarchique, puisqu’il permet le dialogue et donc la réintermédiation. Et surtout, le côté froid et technologique d’Internet est compensé par ces rencontres physiques, ces expériences charnelles qui font toute la différence entre une musique téléchargée et un concert live.
Toutefois, l’originalité de Bepe Grillo ne tient pas seulement à une invention technique, celle de l'invention d'un procédé de mobilisation électorale. Il marque aussi l’émergence d’une démocratie directe, rendue justement possible par la technique. Au fond, il pose la question de la « représentation », ce système politique inventé au XVIII° siècle pour tenir compte des conditions de l’époque : lorsqu’une nouvelle mettait plusieurs jours pour se répandre, quand les débats n’étaient pas instantanés, quand l’on ne savait pas ce que pensaient les gens, quand il n’était pas possible de réunir une pétition de 700.000 signatures en trois semaines. B. Grillo propose de voter loi par loi, projet par projet, pour permettre aux députés de voter en conscience, sans avoir à se poser la question de leur réélection et du contrôle du parti. On comprend que l’élite n’aime pas ça !
Et ensuite ? Ensuite, M. Bersani a la majorité à la chambre et une majorité relative au Sénat (comme M. Rocard en 1988) et il devra donc composer. Il devra surtout se poser la question de la politique qu’il veut mettre en œuvre. Car voici au fond la vraie, la seule question : le clivage droite et gauche n’a plus aucune signification, comme je ne cesse de le répéter dans ce blog. Économiquement, la « gauche » mène une politique « sérieuse » et donc « libérale » et donc « rigoureuse ». Et quant aux questions de société, sous prétexte de défendre « les droits » elle défend les positions les plus individualistes, celles du « moi d’abord » qui va à l’encontre de son logiciel (ou de ce qu’elle dit de son logiciel). Quant à la droite, cela fait des générations qu’elle est obligée de conjuguer malaisément les libéraux (« les affaires d’abord ») et les patriotes.
M. Bersani va-t-il choisir le commun, ou l’individuel ? voici la question que lui pose l’électorat italien, au-delà de Bepe grillo.
O. Kempf
PS : Il faut constater en Espagne qu’aux dérives fractionnistes s’ajoute la question de la corruption : aussi bien celle du gouvernement que celle qui touche au symbole du renouveau espagnol, la monarchie. Les affaires (dans tous les sens du mot) du gendre du roi et les goûts maladroits du monarque pour des chasses somptuaires ont affecté la personne du roi, et au-delà l’institution qui réunissait les Espagnols. Ainsi, la crise touche non seulement la classe politique, mais aussi l’institution symbolique qui marquait l’unité de la nation : cela renforce évidemment les tendances sécessionnistes.