Son départ était préparé depuis longtemps. Le sac à dos sous le lit et dans l’une des pochettes, l’écriteau indiquant sa destination. Devant ce petit rectangle de carton gris, elle avait longtemps hésité entre « n’importe où » et « ailleurs », pour finalement y tracer au feutre noir en lettres capitales : Tadoussac. Tadoussac sous la neige… « Pour la suite, on verra », s’était dit Réjeanne, ce matin-là, en refermant la porte sur une partie de sa vie. Elle l’avait fait sans hésitation, sans explications, mais sur la table de la cuisine elle avait laissé quelques mots pour son mari :
« Je pars. Je n’emporte rien. Je n’ai plus envie de faire partie des meubles. »
Voyager sur le pouce *, comme ces jeunes touristes françaises qui, cheveux au vent et sac au dos, envahissent chaque été son village. Depuis longtemps elle en rêvait. Et aujourd’hui, le jour de ses soixante ans, son rêve enfin prenait forme.
« Il n’est jamais trop tard ! » se dit Réjeanne, alors que, installée à la croisée, son sac à dos à ses pieds, son écriteau à la main, elle attend au bord de la route. Depuis près d’une heure, seuls quelques poids lourds chargés de bois ont défilé, en sens inverse, en direction de la scierie.
Une auto s’arrête enfin. Une voiture de l’année, rutilante, brillante comme un sou neuf. Au volant, une jeune femme, belle, blonde, le sourire éclatant, l’air tout droit sortie d’une télésérie américaine, l’invite gentiment à monter à bord. Pendant un long moment, elles roulent toutes les deux en silence. La conductrice, occupée à doubler les autres véhicules qui, à l’approche du long week-end, font maintenant la file, et Réjeanne, vite rattrapée par ce qu’elle croyait avoir laissé derrière.
L’insupportable impression d’avoir, toute sa vie durant, été forcée par la nécessité, d’avoir suivi une route tracée d’avance et d’être passée à côté de quelque chose ou de quelqu’un, d’une part d’elle-même, peut-être.
« Mais, peut-on s’en vouloir, se dit-elle, de n’avoir connu que le bout du rang, la petite école et les trâlées* d’enfants ; d’avoir abandonné trop tôt l’école pour remplacer une maman malade ; de s’être mariée, là aussi trop tôt, d’avoir pris soin des petits frères et petites sœurs, des enfants, du mari, de la belle-sœur qui n’avait plus toute sa tête et des vieux parents. Peut-on s’en vouloir de s’être occupé de cette belle et grande famille tricotée serrée, si serrée que, prise entre deux mailles, on finit par étouffer ? »
— Vous n’avez pas peur de voyager, comme ça, toute seule, sur le pouce ? Demande tout à coup la jeune femme.
Question qui a pour effet de tirer brusquement Réjeanne de ses ruminations.
— Bah ! Les hommes de mon âge ont souvent une vieille comme moi à la maison, une vieille qu’ils ne remarquent même plus… Quant aux jeunes…
Sa phrase reste en suspens. Et pendant que la jeune femme amorce un dépassement, surgit dans la tête de Réjeanne une pensée fugace :
« Les jeunes femmes d’aujourd’hui sont aussi téméraires que les garçons. »
Au même moment, la voiture dérape sur la chaussée enneigée et se fracasse contre une semi-remorque.
L’infirmière a rassuré le mari : « Votre femme va s’en tirer. Ça n’a pas été le cas de la conductrice. On se console en se disant qu’elle n’a pas eu le temps de souffrir. Mais pour la famille… »
Dans son lit d’hôpital, Réjeanne reprend connaissance. Elle ouvre d’abord les yeux sur ce qu’elle croit être le ciel de Tadoussac, puis reconnaît le regard bleu de son mari qui, penché sur elle, les larmes aux yeux, lui chuchote :
« Il n’est jamais trop tard. »
* sur le pouce : en auto-stop
* trâlée d’enfants : groupe d’enfants