Alain de Benoist
[D]epuis l’affaire Dreyfus, la droite française n’a [...] jamais beaucoup aimé les intellectuels. Ce n’est pas un hasard si l’expression « intellectuel de gauche » a longtemps été un pléonasme ! Pour beaucoup de gens de droite, les intellectuels, toujours « en chaise longue » bien entendu, ne sont que d’insupportables « donneurs de leçons » qui martyrisent les mouches, coupent les cheveux en quatre et publient des ouvrages inévitablement décrits comme « indigestes » et « ennuyeux ». Cette vulgate se retrouve dans les milieux les plus différents. Pour les libéraux, les intellectuels sont forcément « déconnectés de la réalité ». Pour les activistes, ils dissertent du sexe des anges alors qu’on est dans l’« urgence ». J’ai entendu cela toute ma vie durant. Bien entendu, il y a un versant positif à cette attitude : un certain souci du concret, une certaine méfiance vis-à-vis des abstractions inutiles ou du pur intellect, le désir d’affirmer les prérogatives de l’âme sur celles de l’esprit, de faire primer l’organique sur la « sécheresse » théorique, l’espoir (toujours déçu) d’en revenir à une vie non problématique, etc. La droite est plus sensible aux qualités humaines qu’aux capacités intellectuelles. Elle aime admirer plus que comprendre, elle attend des exemples plus que des leçons. Elle aime le style, le geste, le panache. Et elle n’a pas tort de le faire. Une société entièrement composée d’intellectuels serait invivable. Le problème, c’est que lorsqu’elle devient systématique, cette attitude aboutit à faire l’économie de toute doctrine, à récuser tout travail de la pensée.
L’intellectuel peut se définir comme celui qui essaie de comprendre et de faire comprendre. La droite, bien souvent, ne cherche plus à comprendre. Elle ignore même ce que peut être le travail de la pensée. Le résultat, c’est que la culture de droite a aujourd’hui pratiquement disparu. Elle ne se survit que dans des cénacles confidentiels, dans l’édition de marge, dans des journaux dont elle est bien la seule à croire que ce sont de véritables journaux. L’ostracisme dont elle a pu être l’objet n’explique pas tout.[...]On ne peut qu’être frappé de la façon dont la droite a perdu l’habitude d’intervenir dans les débats d’idées. Si l’on prend les cent livres d’idées dont on a le plus parlé depuis un demi-siècle, on s’aperçoit qu’elle n’a pratiquement pas publié une seule ligne à leur sujet. Cela ne l’intéresse pas, ne la concerne pas. [...] La droite ne s’intéresse à aucun auteur extérieur à ses repères-fétiches, elle n’en discute ou n’en réfute aucun. [...] Sur la dialectique de la modernité, sur l’évolution du champ social, sur les ressorts de la logique du marché, sur l’imaginaire symbolique, cette droite-là n’a rien à dire. Comment s’étonner, dans ces conditions, qu’elle ait été incapable de formuler une critique de la technoscience, une théorie du localisme ou du lien social, une philosophie de l’écologie, une anthropologie originale ? Elle n’en a tout simplement plus les moyens. Il y a toujours eu des centaines de débats théoriques – les uns dérisoires, les autres au contraire très profonds – dans les milieux de gauche. Qui peut citer un exemple de débat d’idées qui ait marqué l’histoire de la droite française depuis un demi-siècle ? [À] droite, en matière de travail de la pensée, c’est généralement le désert des Tartares, l’encéphalogramme plat.La plupart des gens de droite n’ont pas d’idées, mais des convictions. Les idées peuvent bien entendu donner naissance à des convictions, et les convictions se baser sur des idées. Mais les deux termes sont différents. Les convictions sont des choses auxquelles on croit et qui, parce qu’elles sont l’objet d’une croyance, ne sauraient faire l’objet d’un quelconque examen critique. Les convictions sont un substitut existentiel de la foi. Elles aident à vivre, sans qu’on ait besoin de s’interroger sur leur articulation logique, sur leur valeur par rapport à tel ou tel contexte ou sur leurs limites. On met un point d’honneur à les défendre comme un petit catéchisme. La droite aime les réponses plus que les questions, surtout si ce sont des réponses toutes faites, ce pourquoi elle a rarement la tête philosophique : on ne peut philosopher quand la réponse est donnée par avance. Le travail de la pensée implique d’apprendre de ses erreurs. L’attitude de droite consiste plutôt à ne jamais les reconnaître, et donc à ne pas chercher à se corriger pour aller plus loin. D’où l’absence d’autocritique et l’absence de débat. L’autocritique est perçue comme une faiblesse, une inutile concession, sinon une trahison. On se flatte à droite de ne « regretter rien » (« Non, rien de rien… »), et surtout pas les erreurs qu’on a faites. Le débat, parce qu’il implique une contradiction, un échange d’arguments, est généralement vécu comme une agression, comme quelque chose qui ne se fait pas.[...]L’homme de droite marche à l’enthousiasme ou à l’indignation, à l’admiration ou au dégoût, pas à la réflexion. Il n’est pas réflexif, mais réactif. D’où ses réactions presque toujours émotionnelles devant l’événement. Ce qui frappe, c’est sa façon naïve, sinon puérile, de s’en tenir toujours à la surface des choses, à l’anecdote d’actualité, de tout regarder par le petit bout de la lorgnette, sans jamais remonter aux véritables causes. Quand on leur montre la lune, beaucoup de gens de droite regardent le doigt. L’histoire advenue devient alors incompréhensible – que fait donc la Providence ? –, alors même qu’on ne cesse de s’y référer. D’où un conspirationnisme simplificateur, qui peut aller jusqu’au délire d’interprétation. La négativité sociale s’explique par les louches manipulations d’une « conspiration invisible », d’une « ténébreuse alliance », etc.Comme elle s’intéresse peu aux idées, la droite a tendance à tout ramener aux personnes. Les mouvements politiques de droite sont avant tout liés à leurs fondateurs, et leur survivent rarement. Les querelles de droite sont des querelles de personnes, avec à la base toujours les mêmes ragots, les mêmes racontars, les mêmes imputations calomnieuses [...]. De même, ses ennemis ne sont jamais des systèmes ni même véritablement des idées, mais des catégories d’hommes posées comme autant de boucs émissaires (les Juifs, les « métèques », les « banquiers », les francs-maçons, les étrangers, les « trotskystes », les immigrés, etc.). La droite a le plus grand mal à comprendre un système global dépourvu de sujet : les effets systémiques de la logique du capital, les contraintes de structure, la genèse de l’individualisme, l’importance vitale des menaces écologiques, le ressort interne de la technique, etc. Elle ne voit pas que les hommes doivent être combattus, non pour ce qu’ils sont, mais dans la seule mesure où ils incarnent et défendent des systèmes de pensées ou de valeurs néfastes. Elle s’en prend aux hommes qu’elle n’aime pas pour ce qu’ils sont, ce qui la conduit à la xénophobie ou pire encore.[...]La droite a été la grande vaincue de l’histoire, puisqu’elle a pratiquement perdu tous les combats dans lesquels elle s’est engagée. L’histoire des deux derniers siècles est celle de ses défaites successives. Une telle succession d’échecs donne à penser que la supériorité de ses adversaires s’est surtout nourrie de ses faiblesses. A l’origine, qu’est-ce que la droite possédait en propre de meilleur ? Je dirai, pour faire bref, un système de pensée anti-individualiste et anti-utilitariste, doublée d’une éthique de l’honneur, héritée de l’Ancien Régime. Elle s’opposait par là frontalement à l’idéologie des Lumières, dont le moteur était l’individualisme, le rationalisme, l’axiomatique de l’intérêt et la croyance au progrès. Les valeurs dont elle se réclamait étaient à la fois des valeurs aristocratiques et des valeurs populaires. Sa mission historique était de réaliser l’union naturelle de l’aristocratie et du peuple contre leur ennemi commun : la bourgeoisie, dont les valeurs de classe trouvaient précisément leur légitimation dans la pensée des Lumières. Mais cette union ne s’est réalisée que pendant de très brèves périodes, par exemple au lendemain de la Commune de Paris, jusqu’au moment où les délires antidreyfusards vinrent mettre un terme aux espoirs qu’avait fait naître le boulangisme à ses débuts.La droite tient que l’homme est naturellement social. Cependant, elle n’a jamais développé une théorie cohérente de la communauté ou du lien social. Elle n’a jamais exploré sérieusement l’opposition entre les idéaltypes du soi-propriétaire (l’homme défini par le droit de jouissance de ce dont il est propriétaire, tel que le pose l’individualisme libéral) et le soi-lié-à-autrui. Elle n’a jamais été capable non plus de formuler une doctrine économique véritablement alternative du système de la marchandise.[...]Au lieu de soutenir le mouvement ouvrier et le socialisme naissant, qui représentait une saine réaction contre l’individualisme qu’elle critiquait elle-même, la droite n’a que trop souvent défendu les exploitations humaines les plus affreuses et les inégalités les plus politiquement insupportables. Elle s’est rangée du côté des classes possédantes, participant objectivement de la lutte de la bourgeoisie contre les « partageux » et les « classes dangereuses ». Il y a eu des exceptions, mais rares. Et les théoriciens n’ont que trop souvent été à la remorque de leur public [...]. Défendant la nation, la droite a rarement compris que la nation, c’est avant tout le peuple. Elle a oublié la complémentarité naturelle des valeurs aristocratiques et des valeurs populaires. Au moment du Front populaire, on l’a vue tonner contre la « culture des congés payés ». Elle a toujours préféré l’ordre à la justice, sans comprendre que l’injustice est un suprême désordre, et que l’ordre n’est lui-même bien souvent qu’un désordre établi.Elle aurait pu [...] développer une philosophie de l’histoire fondée sur la diversité des cultures et la nécessité d’en reconnaître la valeur universelle, ce qui l’aurait amenée à soutenir les luttes en faveur de l’autonomie et de la liberté des peuples, à commencer par les peuples du Tiers-monde, premières victimes de l’idéologie du progrès. Au lieu de cela, elle a défendu le colonialisme, qu’elle avait pourtant à juste titre condamné dans un premier temps (ce qui ne l’empêche pas de se plaindre à l’occasion d’être « envahie » ou « colonisée » à son tour).La droite a oublié que son seul véritable ennemi est l’argent, et qu’elle devait de ce fait s’éprouver comme l’alliée objective de tout ce qui conteste le système de l’argent. Elle est passée par paliers du côté de ce système. Elle était mieux placée que quiconque pour défendre, en les reformulant, des valeurs anti-utilitaristes de gratuité et de désintéressement. Peu à peu, elle s’est convertie à l’axiomatique de l’intérêt et à la défense du marché. Parallèlement, elle est tombée dans l’ordre moral, le militarisme, le nationalisme, qui n’est qu’un individualisme collectif que les premiers contre-révolutionnaires avaient condamné comme tel. Le nationalisme l’a fait tomber dans la métaphysique de la subjectivité, maladie de l’esprit systématisée par les modernes, lui faisant du même coup perdre de vue la notion de vérité. Elle aurait dû être le parti de la générosité, de la « common decency », des communautés organiques ; elle n’est que trop souvent devenue le parti de l’exclusion, de l’égoïsme collectif et du ressentiment. Bref, la droite s’est trahie elle-même quand elle a commencé à accepter l’individualisme, le mode de vie bourgeois, la logique de l’argent, le modèle du marché.[...]Le catholicisme social, avec La Tour du Pin et quelques autres, a pu jouer un rôle utile, mais il relevait surtout du paternalisme. Les réalisations sociales des « fascismes » ont été discréditées par leur autoritarisme, leur militarisme, leur nationalisme agressif. Le corporatisme n’a débouché sur rien. Le syndicalisme révolutionnaire, hérité de Sorel, a été tué par le compromis fordiste, qui a eu pour effet d’intégrer des couches de plus en plus larges de travailleurs dans la classe moyenne bourgeoise. Et surtout, ce type de préoccupations ne s’est jamais accompagné d’une analyse en profondeur de la Forme-Capital. La dénonciation du « gros argent » est dérisoire quand elle s’abstient d’analyser la nature même de l’argent et les modifications anthropologiques qu’induit la généralisation du système du marché, la réification des rapports sociaux qui en résulte, les aliénations qu’elle engendre, etc.Quant à la « vraie droite », elle n’a cessé de se marginaliser et de se rétrécir comme peau de chagrin. De plus en plus oublieuse de sa propre histoire,tout son système de pensée implicite tient au fond dans une phrase : « C’était mieux avant » – que cet « avant » renvoie aux années trente, à l’Ancien Régime, à la Renaissance, au Moyen-Âge ou à l’Antiquité. Cette conviction, y compris dans ce qu’elle peut avoir de ponctuellement exact, nourrit une attitude soit restaurationniste, qui la voue à l’échec, soit purement nostalgique. Dans tous les cas, on se borne à opposer au monde réel un monde passé vécu sur le mode du fantasme idéalisé. Fantasme de l’origine, fantasme du passé simple, nostalgie irrépressible de la matrice originelle qui signe l’incapacité d’accéder à l’âge adulte. Le but est de tenter de conserver, de préserver, de freiner ou de retenir le cours des choses [...], sans claire conscience des enchaînements historiques inéluctables. Le grand espoir serait de restituer l’avant, de revenir en arrière – au temps où tout était tellement mieux. Mais comme de toute évidence, c’est impossible, on s’en tient à une attitude éthique, afin de « témoigner ». Politiquement, cette droite-là n’a plus aucun telos particulier à réaliser, puisque ses modèles appartiennent au passé. On en est arrivé au point où elle ne sait même plus très bien le type de régime politique qu’elle voudrait voir se mettre en place.L’histoire devient un refuge : idéalisée, reconstruite de manière sélective et plus ou moins fantasmatique, elle confère la certitude d’avoir un « héritage » stable, porteur d’exemples signifiants, qu’on peut opposer aux horreurs du temps présent. L’histoire est censée donner des « leçons », bien qu’on ne sache jamais très bien lesquelles en sont tirées. La droite n’a jamais compris que l’histoire, dont elle fait si grand cas, peut aussi paralyser. Quand Nietzsche dit que « l’homme de l’avenir est celui qui aura la mémoire la plus longue », il veut dire que la modernité sera tant écrasée de mémoire qu’elle en deviendra impuissante. C’est pourquoi il appelle à l’« innocence » d’un nouveau commencement, qui implique une large part d’oubli. On n’a jamais autant le goût de l’histoire que lorsqu’on n’est plus capable de la faire – qu’elle se fait en dehors de soi, ou contre soi.Hostile aux nouveautés, la « vraie droite » ne parvient pas à analyser les temps qui viennent, porteurs d’inédit, autrement qu’avec des instruments conceptuels obsolètes. Elle juge de tout en fonction du monde qu’elle a connu, monde familier et donc rassurant. Elle confond la fin de ce monde et la fin du monde. Elle fait face à l’avenir l’œil braqué sur le rétroviseur. Incapable d’analyser le moment historique, de remonter des conséquences jusqu’aux causes lointaines, de faire la généalogie des phénomènes qu’elle déplore, de cerner les lignes de force de la postmodernité, elle ne peut plus rien comprendre au monde actuel, dont elle se contente d’enregistrer l’évolution comme une « décadence » sans fin.Le fait d’avoir été constamment vaincue répand souvent chez elle un inimitable mélange d’ironie fondée sur l’acribie, de dérision appuyée, d’amertume, de ricanement entendu, caractéristique du long lamento réactionnaire. S’y ajoute l’apocalyptisme médiocre du « tout est foutu ! » Dans pareille optique, on est toujours dans l’« urgence », il est toujours « minuit moins une ». Face aux « catastrophes » qui s’annoncent, on attend un « sursaut », un « réveil ». On en appelle à la « majorité silencieuse », à la « vraie France », etc. On écrivait déjà cela en 1895. Pendant ce temps, l’histoire continue.Le trait le plus caractéristique de la « vraie droite » est un narcissisme politique et moral fondé sur une immuable division du monde en deux (nous les bons, eux les méchants), simple extériorisation d’une ligne de partage qui passe en réalité en chacun de nous. Cette dichotomie « nous vs. les autres », donnée comme la clé de tout, relève en fait de cette métaphysique de la subjectivité dont j’ai déjà parlé, qui légitime toutes les formes d’égoïsme et d’exclusion.Cette droite-là parle certes beaucoup de défendre son « identité », mais elle a généralement le plus grand mal à la définir. Elle ne la tire bien souvent que du fait de ne pas être ce qu’elle dénonce. C’est l’existence de ses ennemis qui définit sa propre existence, une existence en creux, a contrario Sa marginalisation nourrit une mentalité obsidionale, qui stimule à son tour son rejet de l’Autre. Il y a quelque chose de cathare dans cet obsidionalisme : le monde est mauvais, serrons les rangs du « dernier carré ». Les titres de ses livres de prédilection sont aussi révélateurs : les maudits, les hérétiques, les réprouvés, les nostalgiques, le camp des saints. Bref, les derniers des Mohicans. Dans un monde de tribus, pour laquelle elle n’a pas de sympathie, la « vraie droite » ne constitue plus elle-même qu’une tribu de survivants, qui vit dans la connivence et l’entre-soi. Elle a ses rites et ses mots de passe, ses slogans et ses rancœurs, et chaque jour qui passe la voit se tenir un peu plus à l’écart d’un monde « extérieur » rejeté et diabolisé, sans aucune possibilité d’infléchir le cours des choses. Il ne lui reste plus alors qu’à commémorer ses défaites (Camerone, Dien-Bien-Phu, l’écrasement du soulèvement de Budapest, la chute de l’Alcazar, la fusillade de la rue d’Isly, le martyre des uns ou des autres), ce qu’elle fait avec une telle constance qu’on peut la soupçonner de les chérir secrètement, puisque les défaites sont souvent plus « héroïques » que les victoires.[...]De la lutte contre le système de l’argent, qui était son ennemi principal, la droite n’a jamais fait une priorité. Elle a d’abord combattu la République à une époque où il tombait sous le sens que la monarchie de droit divin ne reviendrait plus jamais. Après 1871, elle s’est lancée à corps perdu dans la dénonciation des « Boches » [...], ce qui l’a amenée au nom de l’« union sacrée » à légitimer l’abominable boucherie de 1914-18, qui a engendré toutes les horreurs du XXe siècle. A partir de la fin de la Première Guerre mondiale, elle s’est jetée tête baissée dans la lutte contre le communisme et sa « barbarie païenne » (maréchal Pétain). A l’époque de la guerre froide, par peur de ce même communisme, qu’elle aurait dû considérer comme un concurrent plutôt que comme un ennemi, elle s’est solidarisée d’un « monde libre » qui consacrait la puissance de l’Amérique, le pouvoir de la bourgeoisie et la domination mondiale du libéralisme prédateur – comme si les horreurs du Goulag justifiaient les abominations du système de la marchandise. Cela l’a amenée à soutenir l’« atlantisme », à approuver le massacre du peuple vietnamien, à se solidariser des dictatures les plus minables, des colonels grecs aux généraux argentins en passant par Pinochet et ses Chicago Boys, sans oublier les tortionnaires de l’opération Condor, spécialisés dans l’assassinat de « subversivos » qui, pour la plupart, ne demandaient que plus de justice sociale. Quand le système soviétique s’est effondré, rendant du même coup possible la globalisation, les immigrés sont providentiellement venus prendre le relais pour occuper le rôle statutaire de la « menace ». Confondant les immigrés et l’islam, puis l’islam et l’islamisme, enfin l’islamisme et le terrorisme, elle récidive actuellement en se jetant dans l’islamophobie, démarche véritablement suicidaire et, de surcroît, parfaitement incohérente du point de vue géopolitique.La « vraie droite », en fin de compte, est fondamentalement impolitique [...]. L’essence même du politique lui est étrangère. Elle la ramène à l’éthique, tout comme la gauche tend à la ramener à la morale. Elle croit que la politique est affaire d’honneur, de courage, de vertus sacrificielles, d’héroïsme, c’est-à-dire, dans le meilleur des cas, de qualités militaires. Elle en fait alors en fait la prolongation de la guerre par d’autres moyens, ce qui correspond à l’exact renversement de la formule de Clausewitz. Elle ne comprend pas que la politique est seulement une activité, un art, qui vise à définir de façon prudente, et non « idéale », la meilleure façon de servir le bien commun – c’est-à-dire un bien qui ne saurait faire l’objet d’un partage –, à trancher entre les aspirations contradictoires qui naissent de la diversité humaine, à arbitrer entre les nécessités de la coexistence civique et les exigences du souci de soi.[...]Pour ma part, il y a au moins un quart de siècle que je ne me reconnais plus dans aucune famille de la droite française, et que j’en suis encore moins solidaire. Ce n’est pas un mystère : je l’ai dit et écrit à maintes reprises [...]. Mais je n’en considère pas pour autant que la droite est un sujet sans intérêt. Et encore moins qu’elle est un sujet méprisable. Quand je la critique – et l’on hésite toujours à la critiquer, à la fois parce qu’il n’est pas convenable de tirer sur les ambulances et pour ne pas hurler avec les loups –, je suis bien entendu obligé de généraliser, et quand on généralise on court toujours le risque d’être injuste. Mais je n’ignore pas ses mérites. De même qu’on a les défauts de ses qualités, elle a les qualités de ses défauts. En bien des occasions, la droite a été (et demeure) admirable par son courage, son obstination, son esprit de sacrifice. Tant de qualités, hélas ! pour d’aussi maigres résultats…J’ajouterai que je ne me reconnais pas non plus dans une quelconque famille de la gauche actuelle, ce qui m’épargne d’avoir le moindre désir d’être « reconnu » par elle. On pourrait sans doute me définir comme un homme de gauche de droite, ou encore comme un homme qui a des idées de gauche et des valeurs de droite. Cela me permet de donner raison aussi bien aux hommes de gauche qu’aux hommes de droite chaque fois qu’ils soutiennent des idées que j’estime justes. Mais en fait, il y a longtemps que je ne me soucie plus des étiquettes.Je m’en soucie d’autant moins que le binôme droite-gauche devient chaque jour plus inopérant comme outil d’analyse. Quelle est la « position de droite » sur l’occupation américaine de l’Irak, et quelle est la « position de gauche » ? Il n’y en a tout simplement pas : à droite comme à gauche, cette occupation a ses adversaires et ses partisans. Il en va de même de tous les problèmes de l’heure : la construction européenne, la géopolitique, l’écologie, la crise pétrolière qui s’annonce, etc. La seule chose qui compte est ce que les gens pensent d’un problème particulier, quelle que soit par ailleurs la façon dont ils se situent (ou ne se situent pas) sur l’échiquier politique traditionnel.Propos d'Alain de Benoist extraits d'un « Entretien sur les droites françaises » paru dans la revue Éléments n° 118, décembre 2005
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