Magazine Culture

Y a-t-il une consciente permanente dans le bouddhisme ?

Publié le 02 mars 2013 par Anargala

Reconnaître que la conscience n'est pas un objet, qu'elle ne peut jamais devenir objet de connaissance (meya), est l'un des points-clef de plusieurs écoles de philosophie.
La plus ancienne et la plus claire formulation de ce point a été le fait du Sāṃkhya. Selon ce système de "l'énumération intégrale", du passage en revu de tout les éléments de l'être, l'homme n'est pas une chose, grossière ou subtile, mais pure conscience. L'ensemble des objets possibles, privé de conscience, est nommé "nature". L'intellect, partie la plus subtile de l'organe interne, en est l'un des éléments de la nature. Or, depuis des temps sans commencement, la conscience, parfaitement limpide, s'est confondue avec ses objets. Depuis toujours, je suis la conscience, présence immuable qui n'est rien et qui est sans rapport avec les choses. Du coup, nous nous identifions au corps, à ses activités, aux cognitions de l'organe interne, à nos sensations, nos émotions et nos pensées. En réalité, elles ne sont "notre" que parce qu'elles existent "pour nous", c'est-à-dire pour la conscience. Mais en réalité, la conscience n'a rien à voir avec elles. Quand ceci est vu, alors la conscience est apparemment libérée, délivrée de toutes les expériences affectives qui découlaient de son identification avec le corps et l'esprit. La conscience demeure alors comme un cristal transparent, vierge de toute coloration. Il y a alors deux possibilités : soit les expériences continuent de défiler "devant" le témoin impassible qu'est la conscience, ou plutôt devant les consciences, car elles existent en nombre infini. Soit l'expérience elle-même cesse. Il ne reste plus qu'une conscience pure, dépourvu de tout objet. Soit conscience sans identification, soit conscience sans aucun objet, donc. 
On retrouve ces deux options dans toutes les philosophies inspirées par ou qui se ont évolué en parallèle avec le Sāṃkhya, comme par exemple le bouddhisme : selon certain, un bouddha a une expérience; seulement fort différente de la notre. Selon d'autres, un bouddha, contrairement à un bodhisattva, n'a plus du tout d'expérience au motif qu'il n'a plus de conscience (jñāna). Ce qui est discutable, évidemment. Mais ce sera encore, au Tibet, la thèse du kagyupa Phamo Droupa au XIIe siècle, ou même celle de Gampopa (bien que tout cela soit sujet à discussion).
La conscience sans objet. la conscience qui n'est pas un objet. Qui ne peut devenir objet, pas même pour elle-même, a fortiori pour une autre. Cette dernière inflexion de la thèse originelle est le propre de la Reconnaissance (pratyabhijñā). Quand je perçois une autre conscience (dans la télépathie réputée des yogins), en réalité je me reconnais, confusément, comme étant la même conscience se manifestant comme corps et esprit différents. Dans la reconnaissance de l'existence subjective d'autrui, il en va de même. Je ne reconnais pas une autre conscience, mais bien plutôt je me reconnais comme conscience une qui se manifeste aussicomme corps et esprit d'autrui. Seulement, c'est une reconnaissance incomplète. Si elle peut certes déboucher sur la compassion (cette unité de la conscience est, selon Schopenhauer, la source de la conscience morale), elle ne peut aboutir à la reconnaissance de soi comme conscience absolument libre.
Quoi qu'il en soit, dans tous les cas, la distinction entre sujet absolu et objets (dont le corps et l'esprit) est un moment décisif et incontournable. Un point-clef. On pourrait citer des dizaines de textes, depuis les Upaniṣads jusqu'à Ramana et Nisargadatta au XXe siècle.
Soit. Mais qu'en est-il dans le bouddhisme ? Le dharma du Bouddha ne consiste t-il pas justement à rejeter cette distinction entre sujet et objet ? Dès lors, l'idée d'une conscience "pure", sans objet, ne doit-elle pas être dénoncée pour ce qu'elle est : une réification extrême de la "croyance à la réalité du moi" présente depuis des temps sans commencement (sahaja-satkāya-dṛṣṭi), base de l'imagination qui distingue et oppose le "moi" et "l'autre" (parikalpita-satkāya-dṛṣṭi) ?
Il est vrai que le "noyau" doctrinal du dharma semble bien être l'idée que les choses - y-compris la conscience - n'ont qu'un seul fondement : l'absence de fondement. Car un fondement (āśraya), un substrat permanent des qualités passagères, est une chose qui ne dépend pas d'autre chose, mais dont les autres choses dépendent. On trouve bien des fondements relatifs. En effet, parmi les causes et conditions, certaines sont plus importantes, en ce sens que, sans elles, l'effet ne peut être produit dans sa forme propre. Ainsi, il faut de l'eau, du soleil et de la terre pour produire la pousse. Mais la graine reste la cause principale. En, un fondement absolu, un fondement universel, est introuvable. Ce que l'on trouve bien plutôt, c'est que tout prétendu "fondement" dépend d'autre chose, et ainsi de suite, à l'infini. C'est l'interdépendance, la vacuité. Quand l'esprit comprend ce réel, tel quel, sans rien ajouter ni ôter, il est éveillé, bouddha.
Cependant aussi, dès l'origine, semble-t-il, on trouve un passage sur un esprit "diaphane", clair et transparent, lumineux et alerte, lucide et vif (prabhā-svara), en lequel les émotions et les fictions mentales ne sont que des accidents, des étrangers de passage (āgantuka). Comme la consciente, permanente, qui se confond accidentellement, provisoirement, à ses objets, à ces objets que sont le corps, l'esprit, les possessions et autres choses.
Or, ce thème d'une conscience pure distincte des objets et de l'esprit imaginant, ne fera que se développer jusqu'à nos jours. Un premier tournant fût le développement de la théorie du "rien-qu'esprit" (citta-mātra), qui affirme aussi qu'à côté de l'esprit comme fond (ālaya-vi[kalpena]-jñānam), dont l'unité est purement imaginaire et impermanente, comme un fleuve, il existe une conscience pure (amala-jñāna).
Un second tournant fût l'apparition du corpus de la nature-de-bouddha, avec soûtras et traités. Son message est simple : il consiste à inverser le dharma originel. Celui-ci disait que tout est impermanent, souffrance, impur et dépourvu de Soi (d'une conscience permanente). Celui-là affirme au contraire qu'il existe une conscience permanente, pure, bienheureuse, qui est un Soi. L'esprit (citta) et le corps - qui n'est qu'une cristallisation de l'esprit - voile cette conscience pure comme les nuages voilent le soleil. On a donc un schéma émanationniste : la pure conscience semble se transformer en l'esprit, qui engendre les corps et les mondes matériels, depuis le plus subtil jusqu'au plus grossier.
Un troisième tournant fût l'apparition d'un corpus tantrique. Là, la distinction entre la pure conscience (jñāna) d'un bouddha et l'esprit d'un être ordinaire (citta) est consommée.
Enfin, le dernier tournant fût, à partir du corpus tantrique, le développement d'un dernier corpus, celui du dzogchen nyingthig, depuis le 12e siècle et jusqu'à nos jours. La distinction entre l'esprit et la pure conscience y est explicitement un point capital. Longchenpa, le principal formulateur de cette philosophie, va jusqu'à affirmer que, sans cette distinction, sans cette séparation entre l'esprit et la pure conscience, il est impossible de redevenir bouddha. Une thèse vient d'être publiée sur le sujet[1]. Elle est intéressante, notamment parce qu'elle comporte une anthologie de textes sur la question.
Donc la distinction entre la conscience et ses objets est aussi importante dans le bouddhisme que dans les autres écoles philosophiques nées en Inde.
Pourtant, l'auteur de la thèse, David Higgins, semble ignorer ce contexte. Il cherche les sources et les origines de la distinction uniquement dans le corpus bouddhiste. Un élément intéressant est le titre d'un texte sanskrit attribué à un "totalement parfait"(mahāsiddha), qu'il donne (p. 77) comme Citta-caitanya-śamana-upāya : Méthode pour guérir (en distinguant) l'esprit et la conscience. Le terme remarquable, dans ce titre, est caitanya. Higgins, note qu'il est traduit en tibétain par sems nyid, "essence de l'esprit". C'est exactement cela. Mais il rattache caitanya au vishnouisme - peut-être à cause de Caitanyamahāprabhu, fondateur du mouvement Haré Krhsna ? En tous les cas, il semble ignorer que le terme est central dans d'autres traditions, bien plus proches, dans le temps et dans l'espace, du dzogchen. Comme par exemple les Śivasutra 1, 1 : caitanyam ātmā : "le Soi est la conscience". Caitanya, comme le notre Abhinavagupta, désigne la conscience en son essence non-objectivable et cependant capable de se manifester comme n'importe quel objet. Conscience dynamique, contrairement à celle du Sāṃkhya, mais qui doit néanmoins être distinguée de l'organe interne comme de tous les objets. 
Le "shivaïsme du cachemire" n'est pas le seul courant philosophique du Cachemire à considérer que cette distinction est un point-clef. Un autre exemple est, en effet, le Traite qui est la méthode pour se délivrer (Mokṣa-upāya-śātra, mieux connu sous le nom de sa version brahmanisée, le Yogavāsiṣṭha). Dans ce texte immense - le plus grand texte du genre non dualiste - il est partout question de la distinction vitale entre l'esprit (citta, vijñāna) et la pure conscience (cit, saṃvit). Le "tout est esprit" (citta-mātra) n'est qu'une étape pédagogique vers le "tout est conscience" (cin-mātra), lequel, seul, est délivrance. Par exemple dans ce passage :
A cette maladie nommée saṃsāra
Il n'existe qu'un seul remède : la conscience pure (saṃvinmātra).
Pourquoi s'engager dans une activité qui n'est que mentale (cittamātra) ?
Si, laissant toute chose,
Tu demeures par-delà les empreintes (mentales),
Alors cette simple distinction suffira
Assurément à te libérer ![2]
On retrouve exactement la même thèse dans le dzogchen nyingthig et l'œuvre de Longchenpa. Il ressasse que ceux qui s'en tiennent au "tout est esprit" ou, pire encore, "l'esprit est le corps absolu (dharma-kāya)" ne sont que des imbéciles qui se ridiculisent. Selon lui, la distinction entre l'esprit (citta) et la conscience sans objet (vidyā, praty-ātma-vedanīya-jñāna, etc.) est le point-clef, la clef de voûte, de tout le dharma. Reconnaître la conscience permanente qui transcende tout objet, tout point de référence, tout point d'appuis, qui n'est pas produite ni détruite, qui est inconditionnée (et qui n'est donc pas "vide de nature propre"), qui est "vide" seulement en ce sens qu'elle n'est pas objet ni conscience d'objet (les autres philosophies non dualistes de l'Inde ne disent pas autre chose !), qui est par-delà l'esprit, qui est immuable, indestructible et permanente - tel est l'Intention de tous les Éveillés, l'Idée de tous les bouddhas, le carrefour de tous les enseignements, la clef qui ouvre la porte de la citadelle de l'éveil-en-cette-vie et donne accès au trône du corps absolu. 
Donc : le dzogchen est bien plus proche du shivaïsme du Cachemire que de toute autre philosophie, bouddhiste y-compris. Le dzogchen rompt avec le noyau du bouddhisme (tout est conditionné, interdépendant et impermanent) et renoue avec des philosophies non-bouddhistes comme le Sāṃkhya. Chose encore plus remarquable, d'autres courants, inspirés eux-aussi par le bouddhisme yogācāra, ont eux aussi évolués de façon analogue, comme en parallèle avec le dzogchen. Le Yogavasiṣṭha en est l'exemple le plus frappant, mais il n'est sans doute pas le seul.
Dans toutes ces philosophies donc, la distinction entre la conscience - sujet véritable - et ses objets passagers, est le point capital.  
Y a-t-il une consciente permanente dans le bouddhisme ?


[1] The Philosophical Foundations of Classical rDzog chen in Tibet, David Higgins, Université de Lausanne, 2012.[2] 3, 66, 18-19, tels qu'édités par J. Hanneder, Studies in the Mokopāya, p. 180.

Retour à La Une de Logo Paperblog

A propos de l’auteur


Anargala 10656 partages Voir son profil
Voir son blog

l'auteur n'a pas encore renseigné son compte l'auteur n'a pas encore renseigné son compte

Magazine