Pif-paf, boum badaboum sur le vilain colonel Iznogoud. Réacteurs hurlants, les jets français et britanniques sont allés prêter main forte aux insurgés libyens. Kadhafi et ses sbires ont été stoppés au seuil d’un massacre généralisé de leurs opposants, puis bousculés et finalement acculés dans quelques bastions dont la chute n’est désormais plus qu’une question de jours, au plus tard de semaines. Iznogoud et ses fils aux prénoms martiaux (Hannibal, Saïf-al-Islam…) se terrent quelque part dans quelque recoin désertique, ils finiront par être débusqués, jugés en bonne et due forme inch’Allah, ou bien pendus haut et court par une foule en délire comme le fut naguère Mussolini, ou bien encore exilés dans quelque pays lointain, et voilà pour eux.
Que voilà une affaire rondement menée, on aurait presque envie de dire que des guerres comme ça, on en redemande. Pensez donc: une cause juste (la vie de civils promis à un massacre, la liberté d’un peuple soumis à quarante ans de dictature), une exécution propre (pas un seul mort occidental, des dégâts collatéraux dans la limite du raisonnable), dans le viseur un salaud véritable, un mégalo complètement givré, et en quelques mois l’affaire est dans le sac. Que demander de mieux ? Pas étonnant qu’un penseur de haute volée, un pourfendeur quasi-institutionnel de la barbarie sous toutes ses formes (ou presque) ait été, dit-on, à l’origine de l’activisme du Président français dans cette affaire : Bernard-Henri Lévy choisit bien ses combats. Proposons un slogan : « la guerre à B.H.L., la guerre qu’elle est belle ! ».
Bon.
Même s’il faudrait avoir l’esprit bien chagrin pour ne pas se réjouir de l’effondrement du régime de Kadhafi, on peut tout de même remarquer la chose suivante: la détermination des occidentaux à régler son compte au régime libyen là, tout de suite, n’a d’égale que la sidérante complaisance, c’est le moins qu’on puisse dire, dont ils ont fait preuve ces dernières années à l’égard dudit régime. Les fonctionnaires Kadhafistes ont quitté Tripoli un peu précipitamment, et les barbouzes n’ont pas eu le temps de faire le ménage, comme naguère lors de l’opération « Barracuda » qui délogea Bokassa de son trône impérial. Bref, la tuile: ce sont des journalistes qui ont mis la main sur un certain nombre de documents qui font un peu mauvais genre. On y apprend qu’une société française au doux nom d’Amesys a, parmi d’autres, fourni au régime libyen un matériel de surveillance (Internet, téléphonie) sophistiqué de la population. Mieux, des experts de la D.G.S.E. ont supervisé sa mise en œuvre, entre Juillet 2008 et Janvier 2011, à la demande de l’Elysée. Gageons que cette révélation n’est que la première d’une longue série. Se dévoilera inéluctablement, tôt ou tard, une litanie d’affaires lucratives en tout genre entre la Libye et la France, l’Italie, les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, etc... Il y a que le colonel, dès la fin 2001, avait eu le nez creux: sentant souffler le vent d’une tempête vengeresse (la « guerre au terrorisme » consécutive au 11 Septembre), il avait prudemment rejoint « l’axe du Bien » et soldé, moyennant finances, ses petites facéties de la fin des années 80 (les attentats de Lockerbie et contre le DC10 d’UTA, 440 morts en tout). Une fois réglée également l’ « affaire des infirmières bulgares », le colonel était devenu définitivement fréquentable (lire ici-même « Des mamours à Mouammar » et « Touche pas au despote »). La Libye étant gorgée de pétrole – donc solvable – et affamée de technologie occidentale, ça tombait bien. Pouvait alors commencer la sarabande des visites officielles et des contrats en tout genre. Pétrole oblige, Kadhafi était non seulement fréquentable, mais aussi intouchable : lorsque qu’il y a trois ans la Suisse eut affaire au colonel, que ce dernier retint deux ressortissants helvétiques en otage, pas le début d’un commencement de manifestation d’une once de solidarité chez ses voisins européens, à commencer par la France et l’Italie.
Kadhafi et son pétrole valaient bien des reniements, bien des humiliations. Mais au-delà, la « banalisation » du colonel et de son régime permettait d’inscrire ce pays, à l’instar des autres pays arabes, dans une grille de lecture intellectuellement reposante pour les chancelleries occidentales. Le monde arabe, c’était simple : d’une part il y avait des autocrates (ou un système, comme en Algérie) plus ou moins débonnaires, d’autre part de méchants islamistes, armés ou non, point-barre. Entre les deux, rien, ou plutôt une masse informe, susceptible du jour au lendemain de rallier les seconds, n’était la vigilance des premiers. Cette masse avait un nom, on l’appelait « la rue arabe ». L’Arabe, à moins d’être flic, soldat, ou terroriste, ne pouvait être acteur de sa propre Histoire. Tout juste lui concédait-on d’être agissant en tant que Druze, Chrétien ou Chiite dans un environnement majoritairement Sunnite : dis-moi comment tu pries, je te dirai quel Arabe tu es, sinon par défaut tu es dans « la rue ».
C’est cette grille de lecture que les « printemps » du monde arabe ont mis à bas, tout autant qu’un certain nombre de dictateurs – enfin, pas tous. En lieu et place de « la rue » surgissent des hommes, des femmes, des jeunes, des vieux avec des espoirs, des craintes. En lieu et place de « la rue » surgissent des humains qui se veulent citoyens. Ce surgissement a tout autant sidéré les occidentaux que les régimes qu’il entendait balayer.
Dès lors il y a de la fuite en avant dans cette « guerre propre », comme une volonté de rattraper un train en marche. Et ce, à moindres frais : Kadhafi n’est pas El Assad, son pouvoir de nuisance est nul. Alors haro sur le baudet, feu à volonté, au nom de la démocratie et des droits de l’Homme, bien sûr, B.H.L. en témoignera. Ce faisant, on croise les doigts et on espère. On espère qu’en lieu et place de la « Jamihyria » et de son chef émergera un pouvoir bien disposé à l’égard de ses voisins européens - Kadhafi est parti, mais son pétrole reste. Mais surtout on espère que les Libyens – et par delà, les Arabes désormais sortis de la masse informe de « la rue » - auront la mémoire courte ; à tout le moins on souhaite que leur mémoire la plus longue aura été effacée par le rugissement salvateur des chasseurs-bombardiers de l’OTAN : une guerre lancée comme on appuie sur le bouton « reset » d’un appareil électronique, une guerre « pouf-pouf, on efface tout et on recommence ».
Le colonel Iznogoud est sorti de la scène de l’Histoire, c’est une bonne chose et c’est indéniablement l’effet de la campagne militaire menée par les occidentaux. Mais cette guerre-alibi ne saurait, en soi, les tenir quitte de deux exigences : la mémoire d’un passé fait de compromissions, d’une part ; l’invention de l’avenir d’une « politique arabe » ou plutôt d’une « politique avec les Arabes », d’autre part. Tout cela, bien sûr, est un peu plus difficile que le déclenchement d’une attaque aérienne.
See you, guys.