Les malheurs de Gégé

Publié le 22 janvier 2013 par Riwal
On croyait jusqu'alors que l'homme le plus malchanceux de l'histoire de l'humanité était ce pauvre Youri Gagarine, qui fit un tour complet de la planète mais finit malgré tout par atterrir en U.R.S.S.
Eh bien, non. Prenez Gérard Depardieu, grand comédien, artiste incontesté, champion du box-office, jouissant d'une légitime popularité. Pour commencer, un affreux gouvernement de "partageux" fait planer au-dessus de ses comptes en banque bien garnis (A la question: "Comment tu fais pour avoir autant de pognon?", il répondait "J'ai de grandes poches!" dans "Trop belle pour toi" de Bertrand Blier) l'épée de Damoclès d'un prélèvement fiscal un peu musclé. La mort dans l'âme - enfin, on imagine - il annonce à qui veut l'entendre qu'il compte devenir Belge. Comme Bernard Arnault, autre martyr de l'impôt progressif. Là-dessus, le chef du gouvernement qualifie sa démarche de "minable". Comme la star répond publiquement au Premier Ministre, sur une ligne rhétorique assez subtile - en substance: c'est çui qui dit qui y est - notre pauvre acteur se retrouve au centre d'une polémique d'ampleur nationale, la France est désormais coupée en deux, les "pro-" et les "anti-Depardieu", on a les affaires Dreyfus qu'on peut. Le comédien ayant laissé entendre qu'il renoncerait volontiers à la nationalité française, et bisque bisque rage, tralalè-reu... Pas de bol: Vladimir Poutine le prend au mot et lui offre l'asile fiscal et le passeport en bonne et due forme qui va avec. C'est pas de bol car s'il y a bien, parmi toutes les nations du continent eurasiatique, un pays dont passeport sent le pâté, c'est bien la Russie. Terminé, la libre circulation en Europe, en Suisse, aux Etats-Unis. Belge, c'est mieux, de ce point de vue, oui mais voilà, les Belges ergotent. Comble de malchance: jusqu'à hier au soir, Gérard Depardieu passait au pire pour un nanti fort-en-gueule un poil égoïste. Mais comme son ami Poutine lui a offert sans barguigner les honneurs de la nationalité russe, il ne pouvait pas faire moins que le remercier. Et là, crac, la crise d'incontinence verbale: Gérard qualifie le pays de Poutine de "grande démocratie". De nanti fort-en-gueule, sa réputation passe directement à "sale con", sans passer par la case "grand naïf". Comme si ça ne suffisait pas, on apprend aujourd'hui que Brigitte Bardot menace elle aussi de demander la nationalité russe si on ne surseoit pas à l'euthanasie programmée de deux éléphants du zoo de Lyon. "Sale con", donc, et par-dessus le marché bien parti pour devenir l'initiateur historique d'une vaste fête du slip, un grand n'importe quoi du débat public. Notons que si les cons se mettent à émigrer en Russie, il y aura beaucoup de monde à avoir froid aux miches, mais passons.Soyons généreux, et ayons une pensée compatissante pour le pauvre Gérard Depardieu qui les accumule, ces temps-ci.

Paradis démocratique et fiscal - St Petersbourg, 2010


Il est en revanche une fraction de l'espèce humaine pour laquelle la compassion n'est pas de mise: les politiques et éditorialistes de droite qui ont cru judicieux de faire mousser "l'affaire Depardieu" pour en remettre une louche sur le thème du "matraquage fiscal". Ils ont l'air malin, maintenant: l'icône de leur croisade contre la fiscalité directe s'avère avoir autant de lucidité politique qu'une portion de Brie...  C'est sûr, un Depardieu en colère, ça vous avait un peu plus de retentissement que les jérémiades d'un Bernard Arnault. Tout le monde s'en cogne, des états d'âme du patron de LVMH, d'ailleurs même Vladimir Poutine n'en veut pas (il faut dire que ce n'est pas ce qui manque, les financiers prédateurs, en Russie). Depardieu, "ça le faisait" mais là, en Poutinophile, "ça le fait moins". Les voilà bien emmerdés, au "Figaro" et consorts. Bien fait pour leur gueule, ça leur apprendra à jouer les opportunistes et à s'emparer de la figure du "Gégé". Ils croyaient tenir une histoire exemplaire, celle du "créateur", de la personnalité au rayonnement international que les choix économiques du gouvernement avaient "découragé". Pour un Depardieu, combien de dynamiques entrepreneurs, las d'être des "pigeons", allaient s'égailler comme une volée de moineaux? Hein, hein? Bien sûr, c'était oublier un peu vite les ex-futurs "pigeons" (dont la quasi-totalité de l'équipe de France de tennis) réfugiés depuis belle lurette pas loin d'ici, au bord du Léman, que dix années de gouvernement de droite dont cinq de bouclier façon Sarko n'ont pas fait davantage revenir que les emplois industriels délocalisés en Roumanie. Mais on ne s'arrête pas à ce genre de détail. Faute de pouvoir démontrer que l'exil fiscal de quelques milliers de Français constitue un manque-à-gagner budgétaire plus important que les largesses accordées il y a peu aux marchands de limonade, faute de prouver que les entrepreneurs sont davantage découragés par la fiscalité et les charges sociales que par la pusillanimité des banques et la pingrerie de clients qui se font de la trésorerie sur leur dos, on se rabat sur le sensationnel. Depardieu, donc. Ben c'est raté. Question exemplarité, faudra repasser.
Ou plutôt, si: l'"affaire Depardieu" est exemplaire de la déliquescence mentale de certains et de la perversion du débat public qu'elle entraîne. Et les mots perdent leur sens: si Gérard Depardieu est une "victime" et l'impôt direct progressif une "injustice", alors la Fédération de Russie peut bien être une "grande démocratie".
Ciao, et bonne année à tous, cela étant!