Il n'empêche que cette "relation privilégiée" demeure une constante de l'univers politique hexagonal, et dès lors un thème récurrent du discours des élus ou des candidats à l'élection, au même titre qu'Israël ou la foi en Dieu sur la scène politique américaine. Droite et gauche sont d'accord sur le fait qu'il convient de "préserver les intérêts stratégiques du pays" - entendez: les intérêts des actionnaires d' Areva ou de Total dans la grande course mondiale aux matières premières - et que les liens avec les pays d'Afrique francophone doivent être entretenus vaille que vaille. Mais tandis que la droite balaie généralement d'un revers de manche les accusations de néo-colonialisme et assume sans complexe le maintien de "liens d'amitié" avec des dictateurs invétérés, la gauche est plutôt mal à l'aise avec cette figure obligée de la diplomatie française - le passé Mitterrandien, à cet égard, est un "passé qui ne passe pas".
Burkina Faso, Février 2010
C'est pourquoi le déclenchement par François Hollande de l'opération "Serval" au Mali, peu de temps après avoir affirmé que c'en était fini des interventions françaises en Afrique a pu susciter au mieux ricanements, au pire cris d'indignation: décidément le néo-colonialisme n'était pas mort, il bandait encore même s'il portait à gauche. La Françafrique, une malédiction, aussi consubstantielle de l'exercice du pouvoir sous la Vème République que ne l'est le dopage de la participation au Tour de France cycliste... Le "surmoi" démocrate et humaniste jette un regard courroucé sur les errements de ses enfants égarés... L'oeil survolait Bamako et regardait Jean-Yves Le Drian...
Oui mais voilà: au-delà du fait que cette intervention se fait sous l'égide du Conseil de Sécurité des Nations-Unies et dans le cadre de la mise en place d'une mission militaire pan-africaine - ces cache-sexe ne trompant d'ailleurs pas grand-monde, il convient peut-être d'y regarder à deux fois avant de ne voir dans cette opération militaire qu'un avatar supplémentaire de la Françafrique de grand-papa, un "éternel retour" lancinant.
Car dans cette histoire il manque singulièrement un élément essentiel de l'habituel dispositif françafricain: la manifestation d'une forme de pouvoir politique local.
Que ce soit au Tchad, au Rwanda, en République Centrafricaine ou au Congo-Brazzavile, les opérations plus ou moins musclées de la France se sont toujours inscrites dans un paradigme de régulation du politique: dézinguage d'un Bokassa devenu gênant, campagnes au Tchad alternativement contre ou avec Hissène Habré, soutien à un Ali Bongo "démocratiquement élu"... Au-delà de la pérennisation des bases militaires et de la sécurisation de l'accès aux matières premières, barbouzeries ou opérations militaires françafricaines ont toujours été centrées, jusque là, sur les acteurs politiques locaux - chefs d'état en place ou putatifs.
Or au Mali, il n'en est rien: l'état malien n'est plus (l'indigence de son armée en est le signe le plus évident), ou si peu, et même si on convient volontiers qu'il s'agit d'un vrai problème, dans l'immédiat tout le monde s'en fout: l'enjeu, c'est de traquer, et si possible d'éliminer, des groupes armés mi-brigands mi-jihadistes dont bon nombre ne sont même pas maliens. L'enjeu, c'est d'empêcher l'Afrique sub-saharienne de se transformer en un "Sahelistan". C'est un objectif qui dépasse largement le cadre du Mali en tant qu'état-nation, et à cet égard il n'est pas indifférent que la force sensée prendre le relais des troupes françaises soit pluri-nationale (indépendamment du fait qu'aucune force armée africaine, prise séparément, ne soit capable de "faire le job"). L'opération "Serval", sur la forme et sur le fond, c'est le constat de décès de l'archétype du pouvoir politique dans cette partie du monde, en tout cas tel qu'il a été pratiqué depuis les indépendances: un état-nation, symbolisé par son chef et s'appuyant essentiellement sur les militaires.
Or cette forme de pouvoir - un "homme providentiel", une soldatesque à sa botte, les uns et les autres tenus au besoin à bout de bras par les "Messieurs Afrique" des gouvernements français successifs, de droite comme de gauche, était au coeur même du phénomène de la Françafrique.
Avec l'intervention au Mali, à ce "modèle" se substitue une architecture différente: en arrière-plan, encore et toujours l'accès aux matières premières, bien sûr. Mais la fiction d'états-nations souverains et indépendants est définitivement remisée aux oubliettes: en ses lieu et place, des coalitions de circonstance, sous l'égide officielle d'une CEDEAO promue au rang de gendarme régional. Mais, dans l'ombre, par la force des choses, l'ancienne puissance coloniale. Avec l'assentiment explicite de chefs d'état dont les forces armées ne semblent, à quelques exceptions près comme le Tchad, être bonnes qu'à s'en prendre à des civils désarmés. L'état malien est à reconstruire, et ne doutons pas que déferleront bientôt à Bamako des experts en "nation building", clones de ceux qui exercent leurs talents à Haïti, en Irak ou en Afghanistan, avec le succès que l'on sait. En attendant - et pour un bon moment - s'installe une dynamique diplomatique aux contours flous mais dont la colonne vertébrale est bien identifiée: la République française, ses "intérêts nationaux" et la force militaire qui les fait valoir. Seule ou presque à mener le jeu, mais ça l'arrange, finalement. Dans cette dynamique, les chefs d'état africains jouent désormais un rôle secondaire voire nul, et c'est bien ça qui est nouveau.
La Françafrique 2.0 n'est ni plus morale, ni plus juste que la précédente. Mais il sera plus difficile d'y associer des visages bien précis, et peut-être plus compliqué d'y installer de façon pérenne des réseaux para-étatiques. Et, du coup, plus difficile de mettre en lumière connivences coupables et compromissions embarrassantes. Ce qui devrait permettre à beaucoup de dormir tranquilles, leur "surmoi" leur foutant une paix durable.
Au sud du Sahara aussi, le changement, c'est maintenant.
A bientôt