Après un premier
volet, suite de l’entretien avec Philippe Mikriammos, Auxeméry et Yves di
Manno, tous fins connaisseurs, traducteurs ou éditeurs de l’œuvre de Pound. Dans
le sillage d’une double parution, le Comment
lire, aux éditions Pierre Guillaume de Roux et la nouvelle édition des Cantos, qui vient de paraître chez
Flammarion.
Poezibao : Pound dans Comment lire distingue trois sortes de
poésie : melopoeia, phanopoeia, logopoeia (p. 29). Pourriez-vous
reprendre ces trois entités, et les éclairer pour le lecteur de Poezibao.
Qu’entend Pound exactement pour chacune d’elle ? Pourriez-vous donner des
exemples de ces trois types de poésie ? Cette classification a-t-elle
toujours une pertinence pour comprendre la poésie, la comprendre dans son
histoire, la comprendre dans celle qui s’écrit aujourd’hui. Autrement dit,
cette distinction-là est-elle toujours d’actualité ?
Philippe Mikriammos : Jusqu'à
plus ample informé, Pound a forgé à la fin des années 1910 les termes
"logopoeia" et "phanopoeia" sur le modèle du mot grec
"melopoeia" (qu'on trouve chez Aristote). On peut se demander si ces
trois catégories recouvrent bien le tout de l'écriture poétique. Mais, entre
nous, le plus important n'est peut-être pas là. Cette triade est une de ces
"accroches" dont Pound avait le secret (autre exemple, la formule
"Make it new") et qui, frappant l'esprit, le font travailler,
suscitent idées et réflexions. Quand Denis Roche, en 1962, traduit deux
passages de Comment lire dans Tel quel, l'un concerne, évidemment, la
triade en question. Dénichant récemment, sur les quais, le "Poète
d'aujourd'hui" consacré par D. Jon Grossman à e.e. cummings (Seghers,
1966), j'y découvre une longue note sur nos trois notions.
Aujourd'hui, sur l'Internet, on peut lire pléthore de sites où l'on discute et
dissèque le trinôme mis au point il y a plus de quatre-vingts ans...
Bien joué, Uncle Ez !
Auxeméry : Les critères de la
classification sont simples : melopoeia,
le premier mode, celui des sonorités et du rythme ; phanopoeia, l’imagerie visuelle privilégiée (imagery est le mot qu’emploie H.D., et imagism est le sigle inventé par Pound pour désigner la pratique de
H.D., en priorité) ; logopoeia,
le libre jeu des mots porteurs de sens (ou de non-sens !).
Partons de Flaubert, héros poundien. Dans Salammbô,
sur le sentier du moulin où s’usent les aisselles des esclaves en frottant sur
la bricole, Hamilcar le Punique entend une lugubre mélopée. Définition
élémentaire : c’est une mélodie, le chant mélancolique et harmonieux qui
accompagne le labeur et dit l’accablement. – Le coup de génie de Pound est
d’avoir, à partir d’un mot d’emploi de longue date, formé deux autres toponymes (il s’agit de désigner des lieux en effet, des territoires où se
forme la signification, où naît le sens, dans le travail poétique) à partir des
racines grecques. Coup de bluff également, peut-être : en tant que
pédagogue, Pound ne s’attarde jamais ; les analyses sont minces, les
exemples sont chiches, quoique chargés, selon le maître, de l’énergie
souhaitée. Au disciple d’aller y voir, y écouter, y fourbir ses
instruments ! Au disciple de se frotter à la bricole et d’alimenter sa
meule !
Quelques rapides points d’histoire d’abord (mais Philippe Mikriammos et Yves di
Manno en parleront sans doute aussi).
Dans la première version de la trinité poundienne publiée dans The Little Review en mars 1918, la
seconde catégorie portait encore l’appellation d’« imagisme », et ce
n’est pas avant 1923 que le vocable de phanopoeia
est utilisé. Le dépôt n’était pas
encore effectué, la classification n’a pas reçu sa forme définitive. Pound a
cependant un précurseur chez Coleridge, qui distingue (in On the Principles of Genial Criticism) une « poésie de
l’oreille », une « poésie de l’œil » et une « poésie de la
langue »…
Deux originalités poundiennes, toutefois. Les racines grecques, donc,
lesquelles donnent aux termes une aura
étymologique singulière : phénopée
peut très bien se comprendre dans sa relation à mélopée, il s’agit dans l’un et l’autre cas de désigner des
agencements techniques du matériau poétique à partir de l’activité sensorielle,
et de catégories dont la visée porte sur l’effet produit. Et d’autre part,
l’introduction du néologisme de logopée,
qui pose plus de problèmes : là, c’est l’activité proprement
intellectuelle qui est en/à l’œuvre, et elle ne vise pas à produire un effet
particulier, mais engage plutôt à une mise en cause/en jeu de la langue
elle-même.
Le terme a été utilisé par Pound en 1918 pour tenter de définir la conception
de la poésie que pratiquait Mina Loy (qui fut un temps collaboratrice de Marcel
Duchamp, et épouse d’Arthur Cravan). Exemple, ces deux strophes de M. L. :
« Un Lucifer d’argent / sert / la cocaïne dans une corne d’abondance // À
certains somnambules / aux cuisses adolescentes / drapées / dans de satiriques
draperies. » 1
Pour lui, la caractéristique de cette poésie se rapprochait de ce qu’il avait
vu chez Laforgue, Pope, Browning et Eliot, « une poésie qui ne ressemble à
rien d’autre que de la langue » (a
poetry that is akin to nothing but language). Il définira ultimement la logopée par la fameuse formule de Comment lire : « danse de
l’intellect parmi les mots et les idées et une modification des idées et des
personnages ». Bien noter le dernier terme !... En 1923, la
définition était : « un jeu parmi les ombres des mots
eux-mêmes » (a play in the shading
of words themselves), qu’il retrouve, dit-il, chez Properce.
Une critique (Christine Broke-Rose, in A ZBC of Ezra Pound, 1971) va
jusqu’à penser que cette formulation se rapproche de la notion d’écart, de déviation par rapport à ce
qu’on pouvait syntaxiquement attendre du texte… L’Hommage à Sextus Propertius peut en effet se lire ainsi en certains
endroits : C. B.-R. cite l’exemple des « distensions de l’Empire »
alors que le contexte supposait l’emploi sans ironie d’un
« extensions ». (Il y a chez Pound une propension à pousser parfois le calembour : on
retrouve cette forme d’humour dans la dénomination de la maison d’édition New Directions, créée par son ami James
Laughlin, et appelée par lui « Nude Erections »).
Pour Richard Sieburth (éditeur entre autres des Pisan Cantos chez New Directions), le terme de logopoeia « met l’accent sur le processus ambigu de la
signification lui-même » et il s’agit de « la langue qui commente
elle-même ses propres possibilités et ses propres limites en tant que
langue ». Il faut également rappeler, comme le fait Charles Bernstein
(« Introduction to Ezra
Pound », from Poetry Speaks, 2001) que cette classification
des modes de fonctionnement de la langue poétique ne se conçoit pas sans un avers particulier à la conception
poundienne de l’énonciation : la voix qui s’exprime dans un poème poundien
n’est pas (pas seulement, pas précisément, pas véritablement… : comment
dire ?) celle qui s’identifie comme étant celle de l’auteur, mais elle passe
par le filtre, le canal, la bouche de ce que Pound nomme la persona, en reprenant le terme latin
désignant le masque porté par le comédien sur la scène, et qui sert de
porte-voix : un de ses recueils porte ce titre même, Personae. On voit donc que l’auteur n’est au fond qu’un personnage
parmi tous ceux que la voix du poème emprunte, et que l’ambiguïté (la face du
dedans, la face du dehors) est peut-être constitutive de la logopée. Et la notion de
« personnages » est clairement présente dans la définition de Comment lire, on l’a noté. L’exemple le
plus évident est celui du poème Hugh
Selwyn Mauberley, où la voix de celui qui parle partage, ou non, les
sentiments du personnage du poème. Ainsi, en Section II, la raillerie porte sur
ce que « réclamait l’époque » (celle qui précède la Première Guerre
mondiale), et parle d’un superficiel « masque de plâtre, en prise
rapide » (celui des vedettes rapidement consommables du cinéma) au lieu
d’un masque « d’albâtre » (qu’aurait exigé un âge moins futile). Qui
parle ici, E.P. ou H.S.M ? Plus loin, en Section V, qui désigne cette
« putasse finie » de « civilisation » qui a permis les
« morts par myriades » de la Guerre et la qualifie de botched, « mal foutue, bâclée,
pourrie » ? Le poème devient un théâtre où les mots dansent leur
propre sens, où la langue joue la scène renouvelée en permanence de sa propre…
altération.
Ainsi, pour que ce terme d’« altération » que je viens d’employer ne
reçoive pas qu’une signification péjorative, pensons aux Cantos, où des plages de lyrisme pur alternent avec des séquences
de citations, de références (à des événements, à des acteurs historiques, à des
faits de civilisation, à des ouvrages) ou de déclarations d’un didactisme
prononcé. Altération, dans la logopée,
peut se définir alors comme faculté de la langue de sonder ses propres doubles, d’aller fouiller dans les
recoins obscurs et/ou de parcourir les étendues de lumière où la signification
se construit. Altération ne saurait être seulement corruption, voire pourriture
(brusquement je pense à la déclaration d’Artaud selon laquelle « toute
l’écriture est de la cochonnerie »), mais passage à l’autre, et proprement con-vocation : un parler dédoublé, un bâti de langue énonçant le dedans et le dehors du sens, la
résonance interne et l’émission vocale – couplées,
comme dans un dispositif électrique le sont des sources d’énergie. Nous
revenons ici à la métaphore inaugurale de la « charge » de puissance
active dans la langue.
Ce qui m’apparaît en fin de compte, c’est que la classification opérée par
Pound répond à ses besoins de compréhension de sa propre démarche. La
définition de la melopoeia, qui porte
sur l’aspect musical de la langue, est évidemment une donnée de base de toute
poétique : on ne peut concevoir de poème qui ne soit pas tributaire des
vertus de rythme et de sonorité des éléments du langage (à moins de fumisterie,
de blague volontaire). Ce sont les
vertus traditionnelles de la poésie qui se récite, ou se psalmodie, ou se
chante. Je prenais auparavant l’exemple de l’iranien Hâfêz, pour la réussite
formelle d’un genre à forme fixe (le ghazal,
qui trouve son pendant chez nous avec le sonnet) ; mais pour les vertus de
pure virtuosité d’énonciation, je conseille au touriste de se rendre au tombeau
de cet autre monument de civilisation (c’est l’ultime shah qui a fait élever le
mausolée de l’aède, pour des raisons éminemment nationalistes, mais
qu’importe…), l’auteur du Livre des Rois,
Firdousi : là, on entendra des récitants qui font porter le timbre de la voix d’un mort dont le poème est
l’expression vivante de l’âme d’un peuple. Stances sévères (la langue perse est
d’une musicalité qui échappe à toute niaiserie) et remuement venu des fonds de
la gorge, où se forgent les enthousiasmes et les terreurs, les alarmes et les
incendies.
Quant à la phainopoeia, qui peut se
définir également par l’activité de l’imagination concrète, les meilleurs
exemples se verront dans la poésie chinoise. Les Latins avaient l’adage ut pictura, poesis, mais cette formule
tirée de l’Art Poétique d’Horace est
devenu, à partir de la Renaissance, un principe selon lequel poésie
(d’obédience descriptive) et peinture (d’obédience allégorique) ne peuvent poursuivre
leur propre but, et aboutit à une hiérarchie des sujets à traiter, à des
contraintes d’exactitude historique ou mythologique : le poète est jugé
d’après les tableaux que son œuvre peut engendrer, et le peintre ne fera un
tableau recevable que s’il emprunte à un texte un sujet qui soit porteur de
dignité, d’idéalité. Rien de tel chez le Chinois : la composition d’un
huitain obéit à des règles d’agencement de la vision, de changement d’angle de
vue sur le réel, autant que la disposition des éléments du tableau obéit à des
principes, à des modes opératoires (le mouvement des articulations dans la
dépose de l’encre sur le support de papier, la mécanique corporelle, le choix
de telle technique adaptée à la création de tel effet), à des critères qui relèvent
de l’efficacité avant tout ; de plus, on observera que le poème, chez les
Chinois, est souvent dans la
peinture, et que de toute façon, de par la nature idéogrammatique des signes
d’écriture, le poème est déjà
lui-même peinture. Et que dire du haïku à
la japonaise ? Une notation brève et cinglante peut suffire à faire naître
la lumière et la scène visible. Mais si l’on pense au renga, le japonais offre là une forme codifiée où c’est la logopoeia qui entre en jeu : la
collaboration de plusieurs voix à la construction verbale qui sera nommée poème
permet le jeu de la langue, ou des langues, comme on l’a vu avec un recueil
occidental célèbre portant ce titre.
S’il faut tenter de vérifier la validité des concepts poundiens, on fera ici
quelques observations. Il est tentant de dire que la conception des genres
poétiques de la langue d’Oc chère à Pound tirent les poèmes produits par les
Troubadours vers la logopée ; la
ballade villonesque peut également se voir comme pur jeu de langue : la
technique prime sans doute sur l’imagination, et le traitement des thèmes
relève de la science verbale la plus élaborée (Guillaume d’Aquitaine et
son Farai un vers de dreit nien…)…
Mais tout de suite, le doute est là : l’exploit technique est certes
effectif, la science de la langue certaine, mais enfin l’image – et codifiée,
soit récurrente et obligée (le rossignol la nuit, l’alouette à l’aube), soit
originale (telle bergère de Marcabru peut brusquement avoir plus que des traits
de costume relevant du lieu commun du genre traité) – s’impose aussi au
lecteur, ou mieux à l’auditeur (car ces poèmes étaient destinés à être entendus
avec attention, et accompagnés d’instruments), et donc, la rhétorique inventée
par les Troubadours met en scène tous les aspects que distingue la catégorisation
poundienne.
Pour le pur jeu de langue, regardons la fatrasie médiévale. On en verra les
suites dans telle façon de poser les lignes de mots chez un Benjamin
Péret : la fantaisie, qu’elle relève du divertissement ou prenne pour pré-texte la doctrine de l’écriture
automatique, semble cependant avoir aussi des implications sonores et
rythmiques (la comptine n’est pas loin) et l’image n’est certes pas absente de
ces créations. Même un Michaux qui pousse vers le jargon personnel fantasque
(« Je l’emparouille et je l’endosque contre terre… ») ne fait pas
oublier que 1, la syntaxe n’est pas mise à contribution (les surréalistes ne
sont que peu allés dans l’exploration de la syntaxe, c’est un fait, et il ne
s’écarte pas d’eux sur ce point – Césaire peut-être fait preuve de réelle
envolée, mais reste dans le discours lyrique, même fortement agité
d’énervements, d’embardées, de coups de hache) et 2, Michaux est aussi peintre,
et facteur/fixeur de visions. On dira donc que seule une Gertrude Stein aura poussé
le jeu de l’intellect parmi les mots dans ses plus aventureux retranchements
lexicaux et syntaxiques, mais est-ce dans une optique poundienne (on est dans
le cubisme, à l’origine, chez Stein) ? Ou un Khlebnikov, un
Vallejo… ?
À vrai dire, j’hésite à reconnaître une validité critique à la trinité de Comment lire, adaptable à tel ou tel
haut praticien. L’originalité en est purement sui generis. Il s’agit avant tout de catégories qui résument une
pratique particulière à Pound : la mélopée, étant la base, est vite
expédiée, ce n’est pas son souci premier ; le lien entre
« Imagisme » et phanopoeia
est tellement évident qu’on peut se contenter de dire qu’il s’agit d’un simple
glissement de terminologie pour désigner un moment de son histoire
personnelle ; quant à la logopée,
c’est le terme qui désigne à lui seul toute l’ambition de Pound :
travailler au niveau de ceux qu’il s’est choisi pour maîtres, Homère et Dante.
Le poème homérique ou l’épopée théologique dantesque mettent en œuvre les trois
fonctions, et les Cantos entrent
précisément dans ce jeu-là, à mon sens, et uniquement eux. Ils aspirent à
manifester le même type de discours, où ce n’est pas l’aspect sonore, l’aspect
visuel ou l’aspect verbal qui est destiné à primer, mais où tous concourent à
l’élaboration de la même forme totalisante : « La grande littérature
est simplement du langage chargé de sens au plus haut degré possible. » Si
la trinité de Comment lire a une
signification, c’est d’abord dans la pratique poundienne elle-même. L’œil
écoute, l’oreille voit, et la langue vit de ses propres échos. Cette triade de
catégories nourrit l’énergie
nécessaire à l’achèvement du projet des Cantos,
énergie qui constitue le fond même du chant, sous les trois aspects. C’est bien
ce que dit l’auteur de Comment lire
lui-même : la forme du poème est, pour reprendre l’expression olsonienne,
l’extension du contenu en ce sens qu’elle manifeste, englobe, fixe et conserve
cette énergie. On pourrait même établir une équation où forme et sens serait
les deux fonctions permettant de donner la formule-clé de l’énergie.
Aristote, en sa Poétique, avait déjà
usé du terme de melopeia en visant
expressément la tragédie et le poème épique, le rythme par exemple étant décrit
(en complément, dans la Rhétorique)
comme ayant un fonction cruciale dans la transmission du message. La phainopoeia avait également reçu sa
formulation chez Aristote, lorsqu’il décrit l’usage de la métaphore comme
« mettant les choses devant les yeux » afin de créer les conditions
de la signification dans l’esprit de l’auditeur/lecteur. Pound n’est pas si
loin d’Aristote comme de Cicéron (dans le De
Oratore) lorsqu’il décrit sa logopoeia
comme une façon de tale telling
(« récit signifiant », c’est-à-dire à la fois « témoignage,
conte, rapport, éloquence du discours »), de newsmongering (« le fait de répandre une rumeur, un acte de
parole chargé de sens » : cette logopée
met de fait à contribution la mémoire de faits, de propos, d’acte qui constituent la trame et la matière de
l’histoire humaine (Mnémosyne est la muse qui a donné leur nom aux choses), et
donc du poème selon Pound. – Ce qui pose d’autres problèmes, sur lesquels il
conviendrait de s’interroger : par exemple, dans quelle mesure le
discours, le logos institué par les Cantos, est-il porteur de sens moral, d’ethos, et quel impact, quel pathos, peut-on en attendre sur le
lecteur, l’auditeur ? Après tout, les Épîtres
pauliniennes usent des trois mêmes modes de persuasion (le nom de
« Paul » lui-même étant du pur acte de logopée) ! Mais ce serait s’engager sur un autre terrain
d’analyse.
(Auxeméry, 12/02/2013)
1. Les recueils de Mina Loy, Le Baedeker
lunaire et La rose métisse, sont édités à l’Atelier des Brisants.
Ici, notre traduction.
Yves di Manno : J’avoue n’avoir
jamais accordé un crédit excessif à ces trois catégories, dans lesquelles Pound
entend répartir la poésie… Ni d’ailleurs avoir très bien compris les critères
qu’il proposait à cet effet. Si je l’ai bien lu, la « phanopoeia » reposerait
sur les images mentales (et donc visuelles) que le poème engendre – ou d’où il émerge
– tandis que la « melopoeia » relèverait d’une dimension plus
strictement musicale. Mais qu’entend-il au juste par cette « danse de
l’intellect parmi les mots », malgré la force et la beauté de la
formule ? Toute poésie authentique n’en est-elle pas à sa manière
l’illustration ? N’est-il pas concevable que le travail sur le langage
dans sa dimension musicale puisse à son tour engendrer des images – et
vice-versa ? Ces catégories ne recoupent-elles pas les différents genres
poétiques traditionnellement admis (lyrique, épique, dramatique…) ? Et
surtout, cette nouvelle classification n’est-elle pas, avant tout, un moyen
plus commode pour Pound de structurer son propre panthéon – c’est-à-dire d’établir
son programme – notamment dans le cadre de ce « manuel de lecture »
que veut être Comment lire ?
Ce qu’il y a de sûr, c’est que cette répartition concerne la poésie du passé et
qu’elle serait malaisément transposable, appliquée à celle qui s’écrit de nos
jours (c’est-à-dire depuis le début du XXe siècle). Je conçois la nuance qu’on
peut établir sous cet angle entre la
Délie de Scève et
son Microcosme, ou entre Jean de
Sponde et Agrippa d’Aubigné. Mais en quoi les catégories poundiennes
permettent-elles de distinguer de manière pertinente les premiers chants du « A » de Zukofsky de la Série discrète d’Oppen ? Charles Olson
de Robert Creeley ? Robert Duncan de Jack Spicer ? Voire le bon Dr
Williams de son irascible et tumultueux compagnon ?
Cela pour dire qu’il faut sans doute conserver les critères de Pound à l’intérieur de son système, comme l’un
des éléments de SA poétique, qui nous permettent de mieux comprendre la nature
de son projet et surtout de mieux le lire – dans la musique et la lumière qui
lui sont propres. Pour le reste, autant laisser les classifications aux
classificateurs. On peut aussi siffloter les mains dans les poches, en
arpentant ses propres champs…
[Cet entretien comportera un troisième volet]