Couple vénitien - Paris Bordone (huile sur toile)
Pierre Drachline ressemble à ces écrivains tels que les firent les années soixante – et elles seules, serions-nous tentés d’ajouter. Cela tient sans doute à cet anarchisme rampant qui hante ses livres, mais plus sûrement encore au sentiment d’effroi que lui procure le spectacle du temps, dont il nourrit sa sympathie consubstantielle pour tout ce qui pourrait s’affilier au principe générique de la colère – fût-ce, donc, dans la désolation. Le lecteur de 2007 est-il d’ailleurs suffisamment averti de l’esprit des révoltes d’hier pour que sa lecture de Pierre Drachline déclenche autre chose en lui qu’un rire jaune ? autre chose que cette forme sournoise de commisération propre à l’arrogance des modernes ? A cela, « l’amante », anti-héroïne de L’Île aux sarcasmes, a répondu, et de quelle manière : « Comment espérer encore une révolution dans un pays où on ne pend plus que la crémaillère ? »
Ceux qui aiment Pierre Drachline retrouveront ici ce qui fait l’ordinaire de son œuvre : une aversion générale pour la vulgarité d’un monde où les dominants, en sus des bonnes places, cumulent les rôles de précepteurs idéologiques, de prescripteurs du goût et d’extincteurs de silence, où l’idée même de masse conduit à une impression de quasi pornographie. On a retenu ce mot, bien sûr, qui nous remémore une certaine coupe du monde : « Les stades sont les toilettes publiques du nationalisme. Les foules se pissent dessus. Ce droit est compris dans le prix du billet. » Mais si sa violence formelle paraît moins grande, les effets de celui-ci n’en sont pas moins abrupts : « La froideur des manifestants, aux slogans humanistes, face aux cris et appels aux secours des prisonniers de la Santé, l’avait glacée d’effroi. » On pourra regretter, d’ailleurs, l’excès d’aphorismes, qui hachent et perturbent un récit déjà sec, râblé. Ou la fréquence d’éruptions, à tendance très volcanique, sur le monde tel qu’il va : même fondées, elles finissent par nous distraire, faisant courir au livre le risque d’en parasiter l’armature et, finalement, la profonde beauté. Car si celui-ci allonge la liste des aversions drachliniennes, il tire sa nécessité d’une élégie qui semble faire écho à des considérations assez directement autobiographiques : « l’amante » ne semble pas tout à fait inconnue à son auteur.
Car L’Île aux sarcasmes est d’abord un livre d’amour. Seulement voilà, lorsqu’on s’appelle Pierre Drachline, l’évocation amoureuse peut prendre des tours un peu particuliers, et le lecteur, s’il veut trouver (la) grâce, doit pour y parvenir traverser un halo d’amertume et de misanthropie. Or si le misanthrope est communément considéré comme un esprit rance, stérile, injuste, on oublie toujours qu’il ne s’apprécie guère plus lui-même qu’il ne considère ses semblables : « Pratiquer la détestation de soi ne m’a pas enseigné la modestie. » Au fond, le misanthrope est le plus lucide des êtres, celui dont la sagesse est si grande qu’il ne serait pas même dupe de lui-même : « dès qu’un événement ne conforte pas ma noirceur, je le nie. » Preuve d’un discernement qui dit autant la source que la destination d’une souffrance. Preuve aussi, peut-être, que seul le misanthrope est capable de donner le change à l’amour, d’en accepter la tyrannie, de le connaître au fond – puisqu’il aime si peu par ailleurs.
Je ne cacherai pas davantage que ce livre a résonné en moi d’effets personnels, intimes parfois. Au point que les coïncidences, au fil de ma lecture, finirent par faire système. Au point aussi que j’ai par moments détesté que Pierre Drachline soit en situation de déflorer ce qui aurait dû ou devrait courir dans mes propres livres… Les amoureux authentiques ont souvent tendance à penser qu’ils sont seuls : tout, dans le spectacle du monde, s’évertue à conforter leur impression ; il peut même aller, par effet de contraste, jusqu’à rehausser l’image et l’idée qu’ils se font de leur union. Pour eux, la seule solution est de croire en la possibilité d’une île, de se regarder comme assez vaillants pour « aménager une oasis hors de portée des infâmes », de considérer leurs souffrances comme constitutives de leur être et de leur destin. « La plage, à quelques mètres, lui offrait un horizon à pleurer » : c’est autant la parabole de la solitude de l’amoureux que celle de sa désespérance à devoir demeurer seul. Aussi « L’amante » est-elle d’abord un être en souffrance, née de la souffrance. L’éperdu ne peut qu’en respecter les silences, « en souvenir de son enfance aux yeux battus » et parce qu’elle « prétendait que les souffrances ne se partagent pas mais s’additionnent », et que, de toute façon, « il n’est pire bagage qu’une mémoire ». Ce qu’il y a d’étrange, dans cette relation qui n’a rien de paritaire, c’est que l’amour, viscéral, instinctif, tout entier tourné vers sa propre fatalité, semble devoir s’afficher à distance. Peut-être trop lourd à porter, ou engageant trop de soi, et de la vie, pour seulement espérer y survivre – quoiqu’il soit la condition même de la survie.
On n’approche pas « l’amante » comme on aborderait une femme. Trop irréductible pour autoriser quelque familiarité, trop éloignée du commun pour qu’aucune recette soit jamais infaillible, trop peu terrienne pour que l’émeuve le pas lourd des mâles galoches. Elle donne le ton, elle laisse croire qu’on peut lui parler, la comprendre, parfois s’en faire entendre, mais c’est elle encore qui met sous tutelle la propre impression que nous nous faisons à nous-mêmes. C’est par ses yeux à elle qu’on finit par voir le monde, parce que nos yeux à nous ressemblent trop encore à ceux des autres. Qui connaîtra « l’amante » en éprouvera l’indomptable autorité, saura comment la réalité s’abolit en son alentour : au bout du bout, « la réalité est ce qu’elle ressent ». Pour « l’amante » le temps existe bien peu, puisque elle-même n’est d’aucun temps. Il n’y a entre elle et le monde qu’un lointain rapport de nécessité. L’amante est davantage jetée dans le monde qu’elle ne s’y jette. Aussi sa violence est-elle surtout un excès de tendresse mal comprise, ou mal reçue – ou irrecevable. Certes, « elle dort les poings fermés au plus près du visage. Prête à entamer un combat de boxe » ; pourtant, « ma terroriste aux mains nues se serait retourné la peau plutôt que de blesser qui que ce soit. » Elle consent parfois à un sourire – incomplet, taiseux, équivoque : l’autre pourra s’y accrocher comme on jouit d’un répit. Et tous deux forment un équilibre improbable quoique parfait, c’est l’eau et le feu, soufflant d’un même accord sur leurs flammes viscérales, n’épuisant jamais leur inextinguible soif de pureté. Bien sûr c’est inéquitable, bien sûr il en est toujours un qui se condamne à s’accrocher pour suivre le bon courant – celui de l’autre. Car ainsi va l’amour, qui n’unit jamais que deux fantasmes arc-boutés sur leur désir conjoint d’estomper ce qui dissemble en eux. On ne le peut, pourtant : dès l’origine, les choses ont tourné autrement. « Je m’étais fabriqué un malheur de vivre. Elle était née avec. Cette différence avait scellé notre relation », écrit le narrateur, quand elle voudrait seulement ne plus savoir d’où elle vient. Parce qu’on « ne s’excuse jamais assez d’être né. »
Éditions Flammarion
Article paru dans Le Magazine des Livres N° 8 - Janvier-février 2008