Le centenaire Ricœur est passé quasiment inaperçu en France. Pourtant, il
s’agit d’un des philosophes les plus féconds et les plus actuels ("modernes") de l’époque contemporaine.
Le pape "renonciateur" Benoît XVI a fait ses adieux publics lors de sa dernière audience générale sur la place Saint-Pierre de Rome ce
mercredi 27 février 2013. Jeudi, il quitte définitivement ses fonctions pour devenir "pape émérite" et s’installer discrètement dans un monastère au Vatican après deux mois de vacances dans la
résidence d’été des papes (j’imagine pour s’éloigner des discussions du futur conclave).
La coïncidence des dates veut que ce fut également la journée où l’on a fêté le centenaire de la naissance du
grand philosophe protestant Paul Ricœur. Il est né en effet à Valence le 27 février 1913 et a disparu à
Châtenay-Malabry le 20 mai 2005, il y a sept ans, à 92 ans.
Il faisait partie des penseurs qui ont impressionné et influencé le prédécesseur de Benoît XVI, à savoir
Jean-Paul II, qui avait grandi avec la phénoménologie.
Paul Ricœur a très durement commencé son existence puisqu’il perdit sa mère en très bas âge, puis son père à
l’âge de 2 ans, et sa sœur également un peu plus tard (son épouse et un de ses fils bien plus tard). Il se réfugia dans la lecture très rapidement et a dû gérer la contradiction entre la foi que
sa famille lui a transmise (« un hasard transformé en destin par un choix continu ») et le regard critique du philosophe.
À 22 ans, l’année 1935 fut celle de son départ dans la vie : Paul Ricœur fut reçu à l’agrégation de
philosophie et il se maria à Rennes avec Simone Lejas, une amie d’enfance avec qui il engendra cinq enfants (sa épouse est morte le 7 janvier 1998). Il trouva à la Sorbonne dans les années 1930
de quoi remuer sa réflexion et s’initia à la pensée d’Husserl (il apprit l’allemand pour l’étudier ainsi que Heidegger) et celle du théologien Karl Barth. Les premières contributions de Paul
Ricœur furent pour le journal "Terre Nouvelle" qui comptait unir christianisme et révolution sociale (le logo était composé d’une croix, d’un marteau et d’une faucille).
Il fut prisonnier par l’armée nazie pendant la guerre et fréquenta d’autres intellectuels prisonniers avec
lesquels il étudia la pensée de Karl Jaspers. Ricœur se mit à traduire en cachette Husserl qui était interdit par les nazis. L’idée principale qui a retenu son attention fut de faire passer
l’expérience dans sa réalité objective avant les idées préconçues pour avoir une vision la plus ouverte possible des choses.
Après la guerre, il s’attaqua à sa thèse de doctorat d’État, sur la volonté (dont il a eu l’idée dès 1937),
inspiré par les idées de Gabriel Marcel, Kierkegaard et Jaspers, en pleine explosion de l’existentialisme sartrien. Il l’a soutenue le 29 avril 1950 à la Sorbonne ("Philosophie de la volonté") et
l’a voulue axée vers une phénoménologie de l’action et complémentaire à la pensée de Merleau-Ponty. Ricœur insista notamment sur les deux versants de la volonté, en prenant en compte
l’involontaire, clivant entre l’agir et le pâtir car tout n’est pas décidé : « vouloir n’est pas créer ».
Ricœur fut élu professeur à la Sorbonne en 1956 (jusqu’alors, il enseignait en Haute-Loire puis à
Strasbourg ; il fut battu à la Sorbonne l’année précédente par Jean Guitton) et ses talents de pédagogues remplissaient les amphis lors de ses cours magistraux. Il se désola cependant de ne
plus retrouver l’interactivité avec les étudiants qu’il avait connue antérieurement. Aimant l’esprit communautaire, il s’installa avec sa famille à Châtenay-Malabry dans une communauté créée par
Emmanuel Mounier en 1939, communauté qui se définissait comme des chrétiens progressistes (contre la guerre en Algérie et qui a eu quelques soucis avec des menaces de l’OAS).
En 1956, Paul Ricœur prôna avec insistance l’engagement politique des intellectuels alors que les événements
internationaux les encouragèrent à s’en éloigner (Suez, Budapest, Algérie, rapport Khrouchtchev sur les crimes de Staline etc.) : « L’existence politique de l’homme développe un type de rationalité spécifique et irréductible aux
dialectiques à base économique. (…) La politique développe des maux spécifiques qui sont avant tout des maux du pouvoir politique. ».
Son article "Le symbole donne à penser" publié en 1959 à la revue "Esprit" fut à un tournant de sa réflexion
qu’il qualifia de "greffe herméneutique". "Phénoménologie" et "herméneutique" sont en effet deux mots essentiels à la pensée de Ricœur. Faisons juste un petit rappel de définition par le
dictionnaire. L’herméneutique est la « théorie de l’interprétation des signes comme éléments symboliques d’une culture » et la
phénoménologie est la « méthode philosophique qui vise à saisir, par un retour aux données immédiates de la conscience, les structures transcendantes
de celle-ci et les essences des êtres ».
Ricœur donna sa conception personnelle de l’herméneutique : « L’herméneutique (…) s’efforce de reconstruire l’arc entier des opérations grâce auxquelles l’expérience pratique se donne des œuvres, des auteurs et des
lecteurs (…). L’enjeu, c’est donc le processus concret à travers lequel la configuration textuelle sert de médiateur entre la préfiguration du champ pratique et sa refiguration grâce à la
réception de l’œuvre. ».
Cela le conduisit à étudier l’œuvre de Freud ("De l’interprétation, essai sur Freud" publié le 1er
mai 1965) et à échanger avec Claude Lévi-Strauss (en particulier en 1963 dans "Esprit").
Très aimé des étudiants et intéressé par des sujets "baroques", Ricœur accepta de diriger beaucoup de thèses
au sujet "non conventionnel" à une époque où il était fortement critiqué pour son supposé passéisme dépassé (selon la mode structuraliste).
Enseignant aussi à la Faculté de théologie protestante de Paris, Ricœur s’est beaucoup investi dans la
création de l’Université de Nanterre, y développa le département de philosophie avec des amis comme Emmanuel Levinas et Henry Dumery. Dès 1964, il prôna d’ailleurs la suppression du centralisme à
l’université et envisagea l’explosion de mai 1968 où, aux côtés notamment d’Alain Touraine (le père de l’actuelle Ministre des Affaires sociales et de la Santé, Marisol Touraine), il prit la
défense de Daniel Cohn-Bendit. Pour Ricœur, mai 1968 a été la réaction salutaire d’une révolution culturelle
face à la perte de sens due au développement de la société de consommation.
À la suite de la réforme des universités menée par le ministre Edgar Faure, Paul Ricœur est élu le 18 avril 1969 doyen de la Faculté de Nanterre par 34 voix contre 18. Mais il
fut vite dépassé par les étudiants qui venaient jusqu’à l’insulter dans son bureau (on lui a même basculé une poubelle sur la tête !) et fut pris en tenaille par le ministre Raymond
Marcellin qui envoya la police, ce qui provoqua une journée de violence qui se solda par près de deux cents blessés. Écœuré par la violence des deux côtés, Paul Ricœur donna alors sa démission le
9 mars 1970 pour ne pas approuver le gouvernement.
Cette période fut d’ailleurs peu agréable pour Paul Ricœur qui fut battu (en 1969) par Michel Foucault au
Collège de France. Pendant les années 1970, Ricœur se consacra à l’enseignement au niveau international, appelé un peu partout dans le monde, en particulier à Louvain où sont conservées les
archives Husserl, et à Chicago (il était très apprécié des Américains), tout en continuant à enseigner à Paris.
Il publia le 1er avril 1975 une étude sur "La Métaphore vive" où il a pointé du doigt un "travail
de la ressemblance au travers de la différence". Très inspiré par les travaux d’Husserl, Ricœur y expliquait notamment : « Le langage poétique
(…) exige que nous critiquions notre concept conventionnel de la vérité, c’est-à-dire que nous cessions de le limiter à la cohérence logique et à la vérification empirique, de façon à prendre en
compte la prétention de vérité liée à l’action transfigurante de la fiction. » et il y écrivait aussi : « La métaphore, c’est la
capacité de produire un sens nouveau, au point de l’étincelle de sens où une incompatibilité sémantique s’effondre dans la confrontation de plusieurs niveaux de signification, pour produire une
signification nouvelle qui n’existe que sur la ligne de fracture des champs sémantiques. ».
Paul Ricœur mena une étude sur une approche linguistique et poétique parallèlement à une réflexion philosophique sur la nature du récit dans "Temps et
récit" dont le premier tome est publié le 1er février 1983 (le troisième et dernier tome est publié le 1er novembre 1985).
Sa réflexion retrouva plus d’audience et d’intérêt à partir du milieu des années 1980 où il fut considéré
comme un intellectuel toujours cohérent et en évolution permanente en fonction des nouveaux événements. Son livre "Soi-même comme un autre" publié le 14 mars 1990 est une synthèse des différentes
traditions philosophiques européennes.
Cette consécration des travaux de Paul Ricœur a eu lieu au moment où le besoin d’éthique se faisait sentir.
Le problème n’était plus le choix entre le bien et le mal mais "entre le gris et le gris", ce qui nécessite un échange sincère des arguments et des convictions. Ricœur s’est ainsi impliqué dans
la réflexion sur des sujets d’actualité (sans-papiers, voile islamique, Nouvelle-Calédonie, sang contaminé etc.) où il mettait le juste entre le légal et le bon.
Paul Ricœur s’interrogea aussi beaucoup avec des juristes et des historiens sur la place de la mémoire
collective et de l’oubli (y compris l’amnistie) et dans "La Mémoire, l’histoire, l’oubli", publié le 1er décembre 2000, il précisa : « Je reste troublé par l’inquiétant spectacle que donnent le trop de mémoire ici, le trop d’oubli ailleurs, pour ne rien dire de l’influence des commémorations
et des abus de mémoire, et d’oubli. L’idée d’une politique de la juste mémoire est à cet égard un de mes thèmes civiques avoués. ». La question portait aussi sur la pertinence des
témoignages pour écrire (ou réécrire) l’histoire.
Présentant ses travaux notamment à Budapest le 8 mars 2003, il termina sa conférence sur ceci :
« Grâce au travail de mémoire, complété par celui de deuil, chacun de nous a le devoir de ne pas oublier mais de dire le passé, si douloureux
soit-il, sur un mode apaisé, sans colère. » ainsi que par cette citation de Isak Dinesen qu’Hannah Arendt a également mise en exergue à la tête d’un des chapitres de son livre "La
Condition de l’homme moderne" : « Les chagrins, quels qu’ils soient, deviennent supportables si on les met en récit ou si l’on en tire une
histoire. » (traduit de la phrase d’origine : « All sorrows can be borne if you put them into a story or tell a story about
it. »).
Dans une conférence qu’il prononça au Vatican sur la science à l’occasion de la session plénière de l’Académie Pontificale des Sciences du 8 au 11
novembre 2002, Paul Ricœur exposa les deux points de vue différents du philosophe et du scientifique : « La philosophie, et pas seulement elle,
mais les sciences sociales soucieuses de se démarquer de la biologie, ne se livreront pas à un combat perdu d’avance concernant les faits les mieux établis. Le philosophe se demandera comment il
peut venir à la rencontre du point de vue naturaliste à partir d’une position où l’homme est déjà un être parlant et surtout un être questionnant concernant l’établissement de normes morales,
sociales, juridiques, politiques. Alors que le scientifique suit l’ordre descendant des espèces et fait apparaître l’aspect contingent, aléatoire, improbable, de ce résultat que nous sommes de
l’évolution, le philosophe-herméneute partira de l’auto-interprétation de sa situation intellectuelle, morale et spirituelle et remontera le cours de l’évolution à la rencontre des sources de la
vie. Son point de départ avoué, c’est la question morale elle-même, donnée déjà là, surgissant dans une sorte d’auto-référentialité de principe. ».
Dans "Parcours de la reconnaissance" publié le 28 janvier 2004 (il avait plus de 90 ans), Ricœur se demandait
pourquoi il n’existait pas de théorie de la reconnaissance comme il en existait pour la connaissance et invitait à la mettre sur le sceau de l’amitié : « Nous avons vu dans le recevoir le terme charnière entre le donner et le rendre ; dans le recevoir, lieu de gratitude, la dissymétrie entre le donateur
et le donataire est deux fois affirmée ; autre est celui qui donne et celui qui reçoit ; autre celui qui reçoit et celui qui rend. C’est dans l’acte de recevoir et la gratitude qu’il
suscite que cette double altérité est préservée. ».
Homme humble, refusant d’être un maître à penser, Paul Ricœur fut un philosophe ouvert aux réalités sociales d’un siècle dont il a voulu comprendre
toutes les tragédies. Délaissé dans les années 1960 à cause du succès des travaux de Jean-Paul Sartre, il fut redécouvert de son vivant dans les années 1990 et fait désormais partie des grands
penseurs du XXe siècle, peut-être plus connu à l’étranger (notamment aux États-Unis et en Allemagne) qu’en France, à l’instar d’autres philosophes chrétiens comme Étienne Borne (1907-1993) que Paul Ricœur a fréquenté dans la revue "Esprit".
Aussi sur le
blog.
Sylvain Rakotoarison (28 février
2013)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Les biographies de Paul Ricœur par François Dosse (historien de Créteil) et par Olivier Abel (philosophe de Paris) a inspiré cet
article.
Fonds Ricœur (site
documentaire sur Paul Ricœur et son œuvre).
Un autre humble…
Paul Ricœur, les sens d’une vie (1913-2005) par François
Dosse.
Texte intégral (en français) de la conférence de Paul Ricœur du 8 mars 2003 à Budapest sur la mémoire, l’histoire et l’oubli ("Memory, history, oblivion").
Texte intégral (en français) de la conférence de Paul
Ricœur des 8-11 novembre 2002 au Vatican sur la science comme pratique théorique.
L’unité de l’œuvre philosophique de Paul Ricœur par Paul Mukengbantu (Laval, juin 1990).
Le paradoxe politique
avec Paul Ricœur par Éric Lembe Moussinga (Libreville).
http://www.agoravox.fr/culture-loisirs/culture/article/paul-ricoeur-un-hasard-transforme-131563