Stéphane Hessel est mort ce 27 février 2013. Je republie ci-dessous le bloc-notes que j'avais consacré à son livre, Indignez-vous!, en janvier 2011.
Hessel. De quoi le succès d’un livre est-il le signe? Et à partir de quel moment peut-on, doit-on considérer qu’il échappe à son auteur pour devenir un phénomène
de société intergénérationnel s’affranchissant de tous les codes en vigueur? Depuis peu, le monde de l’édition et le petit microcosme parisien de toute l’intelligentsia médiacratique ne cessent de nous exprimer leur incrédulité – doublée d’une cynique stupéfaction. En cause, l’incroyable destin du petit opuscule façon coup de poing publié par Stéphane Hessel, qui, à quatre-vingt-treize ans, jouissant d’une popularité au zénith, a d’ores et déjà touché le cœur et les tripes de 500.000 acheteurs. Vous avez bien lu: Indignez-vous! (32 pages, 3 euros), qu’une petite maison d’édition du sud de la France (Indigène) a courageusement osé diffuser, affiche désormais l’un des tirages record de ces dernières années. Après une première sortie assez confidentielle, 850.000 exemplaires sont à ce jour sortis des imprimeries. Sachez-le : tous se vendront, signe d’une époque moins consumériste et individualiste qu’on ne le croit. Car pour une fois, le public en masse n’a pas attendu les sacro-saintes et habituelles prescriptions des éditocrates pour anticiper un engouement indépendant et authentiquement engagé.
Cette sincérité d’achats spontanés a rencontré une autre sincérité : celle de Stéphane Hessel. Pour son parcours, sa ténacité, ses combats, son universalité jamais démentie. Tandis que l’époque nous convoque quotidiennement dans l’imposture des postures, dans la connivence du fric des copains et des coquins, dans la fabrique des répliques toutes faites et des fausses idoles télédiffusées, Stéphane Hessel nous rappelle tous à la citoyenneté et à l’honneur de notre pays: «L’actuelle dictature internationale des marchés financiers, écrit-il, menace la paix et la démocratie. (…) Nous appelons les jeunes générations à faire vivre, transmettre, l’héritage de la Résistance et de ses idéaux. Nous leur disons : prenez le relais, indignez-vous!»
Insultes. Le croyez-vous ? Cet homme en colère, qui a connu la Résistance, les camps, le secrétariat général de l’ONU avant de devenir diplomate, lui qui fut associé à la rédaction de la Déclaration universelle des droits de l’homme, se voit depuis quelques jours raillé, critiqué, vilipendé, caricaturé… insulté. Des chroniqueurs du Figaro aux blogs du Monde, en passant par Causeur.fr ou l’Express, accrochez-vous bien… petit florilège. Ainsi donc, puisque «l’indignation est le leitmotiv» de ce court livre et puisque «ceux qui l’achètent y voient un programme d’action, un bréviaire», il y aurait de quoi être «consterné tant le contenu manque de contenu». Certains l’admettent pourtant : «Qui pourrait décemment s’opposer aux grands principes, aux grands idéaux et aux grandes idées qui sont énoncées dans le livre d’Hessel?» Mais ce n’est pas tout. «Indignez-vous! Oui! mais dans le sens inverse demandé par Hessel. Pourquoi la France tarde tant à récuser un modèle social dépassé par le monde actuel ? L’indignation, si elle s’accroche à un passé à bout de souffle, devient indigne.» Il y a pire : «S’agit-il d’autre chose que d’une habile mise en scène de lui-même par un vieillard dont toutes les apparitions publiques révèlent l’immense plaisir narcissique d’avoir acquis le statut d’icône nationale ? Parvenir à un très grand âge dans un état physique et mental acceptable relève d’une loterie qui ne tient compte ni des mérites, ni des mauvaises actions de ceux que le destin choisit.»
Sans parler du Proche-Orient bien sûr. Parce que Stéphane Hessel avoue que, aujourd’hui, sa «principale indignation concerne la Palestine, la bande de Gaza, la Cisjordanie», il se voit traîné dans la boue: «Il y a aussi chez Hessel cette obsession anti-israélienne qui fait songer à la définition donnée jadis de l’antisémite par Pierre Larousse: “Personne qui hait les juifs plus qu’il n’est raisonnable.”» Rappelons qu’en octobre dernier, l’historien Pierre-André Taguieff, directeur de recherche au CNRS, avait paraphrasé un texte de Voltaire pour évoquer, à propos de la Palestine, la figure de Stéphane Hessel : «Quand un serpent venimeux est doté
de bonne conscience, comme le nommé Hessel, il est compréhensible qu’on ait envie de lui écraser la tête.» Honte à tous ces propagateurs de haine !
Conclusion. L’indignation, à elle seule, avec sa petite colère sous le bras, ne renverse aucune montagne. Le discours de refus et de résistance peut s’avérer insuffisant, s’il reste dépourvu d’ambition d’à-venir et de projets aspirant à l’élévation de tous. Mais les libéraux jugent Hessel «irresponsable» en ces termes: «Brandir le programme du Conseil national de la Résistance pour faire honte aux gouvernants d’aujourd’hui relève au mieux de l’idiotie historique, au pire de l’imposture.» Nous y voilà ! Stéphane Hessel répond lui-même dans son livre : «Tout le socle des conquêtes sociales de la Résistance est remis en cause. Le pouvoir de l’argent, tellement combattu par la Résistance, n’a jamais été aussi grand, insolent, égoïste avec ses propres serviteurs jusque dans les plus hautes sphères de l’État.» Par ces mots et tous les autres, le vieil homme montre à ceux qui n’en ont pas l’habitude la volonté de rendre possible ce qui est souhaitable – et résolument tourner le dos à tous ceux qui prônent l’indifférence et le renoncement. Alors merci à lui.
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 8 janvier 2011.]
(A suivre...)