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Faut-il stabiliser ?

Publié le 27 février 2013 par Anargala

Il y a quelques années, j'étais assis devant ma tente sur une colline en Mongolie centrale. Des chevaux avaient passé la nuit à côté de la tente, hennissant avec bruit. Objectivement, j'avais assez mal dormi. Pourtant ce matin-là j'émergeais frais et dispos. En fait, je n'émergeais pas vraiment, car j'avais la sensation de ne pas m'être endormis mais, aidé par les chevaux, d'être resté dans un état de lucidité tranquille, sans interruption tout au long de la nuit. Installé sur un tapis (pour éviter les fourmis) et profitant de la fraîcheur de l'aube (avant l'invasion des nuées de mouches), je laissais mon regard s'absorber dans l'immensité de la steppe. A mes pieds, le Trésors de l'espace du réel de Longchenpa. En face, en bas, à quelques kilomètres (difficile à préciser en l'absence de repères), une petite tente blanche.  Faut-il stabiliser ? Vous voyez la petite tente blanche ?Je savais qu'un lama y faisait retraite. Me comparant à lui, je me suis alors félicité d'être parvenu à rester lucide toute la nuit. Dans la tradition yogique, c'est un genre d'exploit. Selon la tradition orale de la Grande Complétude, rester une heure dans la vision (rigpa), c'est atteindre le niveau d'un sage du bouddhisme primitif. Une demi-journée, et vous êtes un sage du bouddhisme universel (mahâyâna). Si vous pouvez demeurer dans la vision non duelle pendant vingt-quatre heures d'affilées, vous êtes un Bouddha. Cette histoire de continuité est donc une chose très importante, du moins dans les traditions yogiques. La vision est toujours la même, chez tous ses pratiquants, débutants ou vétérans. Mais c'est la stabilité qui les distingue. Il y a ainsi une forme de compétition, ou disons d'émulation, bien que la chose soit délicate, puisque désirer prolonger la vision est justement un obstacle à sa continuité. Je me suis alors dit que cette histoire de stabilisation était un piège. Sans doute stimulé aussi par la fraîcheur de l'air, l'intensité de la lumière et la vue de l'immensité qui n'offre aucun point d'appui au regard, je me laissais cependant aller. Quelque temps après, parti à la recherche d'un coin-toilettes (pas facile dans la steppe), je me suis dit que, peut-être, tout cela pouvait être interprété de différentes manières.Voici les options vraisemblables :1-Il y a expérience de la vision, puis stabilisation de cette expérience immuable. C'est la démarche yogique pure.Faut-il stabiliser ? La vision non duelle : voir qu'il n'y a rien à voir2-Il suffit d'une seule expérience de la vision. Tout le reste est alors annulé d'avance. C'est comme un rêve : il suffit de s'être réveillé une fois. Même si le rêve reprend, on n'est plus victime de ce rêve. Toute dualité, le temps, la durée, la continuité, la stabilité font partie de l'illusion. Aspirer à la stabilité, c'est confirmer tacitement l'illusion de la dualité. Nourris par cette expérience directe - limitée dans le temps mais atemporelle en elle-même - tout est accomplis.3-Il suffit de comprendre, profondément, que tout est illusion. Il s'ensuit des moments de paix naturelle, certes, et peut-être un apaisement du corps et de l'esprit, mais il est vain et même contreproductif d'aspirer à une "expérience directe", a fortiori à une stabilité de la vision non-duelle. Parler "d'expérience de la non dualité", c'est séparé cette expérience des autres, c'est donc être en pleine dualité. La seule "vision non duelle", c'est reconnaître que tout est la même expérience, tout est de même saveur. Car tous les contenus qui différencient une expérience d'une autre sont évanescents et donc dépourvus de réalité. Il n'y a qu'une seule expérience, une seule conscience : c'est la vision non duelle. Il n'est pas nécessaire d'avoir une expérience spéciale pour "sortir" de l'illusion. Inutile de se réveiller pour reconnaître le rêve comme rêve. On peut, au sein même du rêve, le reconnaître, et donc de réveiller. L'illusion demeure, de même que le mirage continue à ressembler à de l'eau même quand on sait que ce n'est pas de l'eau. Mais on ne commet plus l'erreurde croire que c'est de l'eau. De même, l'illusionde la dualité continue de se manifester, mais l'erreur qui consiste à y croire a été éradiquée une fois pour toutes. C'est la démarche gnostique pure.Ces options correspondent sûrement à différents tempéraments. La tradition de la Reconnaissance (pratyabhijñā) reconnaît deux voies : celle du yogin, graduelle (même si la vision non duelle est donnée une fois pour toutes) et celle du jñānin (la compréhension est donnée une fois pour toutes, sans qu'il soit question de stabilisation d'une expérience). La première option est celle des yogis non dualistes, comme dans le dzogchen, mahâmudrâ et certaines traditions shivaïtes ou védântiques. La troisième est résolument intellectualiste. C'est l'option du Védânta de Shamkara, par exemple. La seconde... je ne sais pas. Mais on peut aussi envisager d'autres options issues de la combinaison de celles-ci. Par exemple, on peut dire qu'une compréhension intellectuelle profonde est suffisante, et que cette idée rassurante est un "moyen habile" qui permet de détendre la personne et de lui faciliter le processus de stabilisation. Je crois que nous avons besoin des deux : la vision non duelle, directe ou "intellectuelle" sert à rassurer en profondeur, et donc à détendre. Elle est sécurité. Mais nous avons aussi besoin de liberté, d'aventure, de suspens. Pour cela, il y a la vie après la vision, ou au sein de la vision, ou à partir d'elle, et l'aventure de la stabilisation. Sécurité et aventure. Sublime. Il y a une manière subtile de pratiquer sans pratiquer, de pratiquer sans volontarisme, d'agir sans agir. C'est une pratique, car elle a un effet. Mais ce n'est pas une pratique, car la vision non duelle consiste justement à voir qu'il n'y a personne qui pratique.

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