Les vertus du pseudonymat à l’ère de la transparence.
Par Greg Beato, depuis les États-Unis.
Le site web de Malkin, Twitchy.com, a pour concept de butiner des tweets sur un sujet donné pour en faire des compilations d’indignations fleuries. L’une d’elles a pour objet l’image sur la pochette du dernier album de The Game, Jesus Piece, que l’artiste lui-même considère « controversée ». On y voit un Jésus à la mode gangsta, tatouage en forme de larme sur la joue et bandana rouge sur le visage.
L’article sur Twitchy aligne des réactions (positives et négatives) à cette illustration puis s’achève sur le commentaire suivant : « Est-ce que The Game oserait faire à Allah ce qu’il a fait à Jésus Christ ? Nous connaissons déjà la réponse, bien entendu, ne nous fâchons pas. » The Game fit peu de cas de cette dernière recommandation. « #BOYCOTT @michellemalkin NOW! Cte raciste fait des remarques raciales et blasphème sur mon album. La $4L0P dit qu’Obama est PAS AMERICAIN RT », a-t-il répondu sur Tweeter.
Le fait que ces accusations soient sans fondement n’a pas rebuté les fans loyaux de The Game qui commencèrent à attaquer Malkin à coup de vilains tweets suggérant « qu’elle crève cette salope asiatique raciste ! », la menaçant de viol ou d’agression. Malkin, dont la carrière repose sur la confrontation et non l’évitement, rétorqua sans délai par le sarcasme (« Vous auriez besoin de TwitterViagra ») ou des citations bibliques (« Ne te laisse pas vaincre par le mal, mais surmonte le mal par le bien »). Ses propres fans entrèrent bientôt dans l’arène eux aussi, et durant plusieurs heures, illustrant la merveilleuse capacité de Twitter à générer des réunions improbables, des dizaines de personnes dont beaucoup postant sous des pseudonymes se sont accordées sur une quête commune : trouver combien de haine et de mépris on peut exprimer en 140 caractères.
Tout au long de ces événements, Twitter a réagi à sa manière habituelle : en ne faisant rien. Le maintien de l’ordre sur la plateforme est le rôle du département Trust & Safety (« Confiance et Sécurité ») qui, malgré des intonations orweliennes, n’a rien d’un père fouettard. Il n’intervient jamais avant de recevoir une plainte officielle concernant le comportement d’un utilisateur, et même dans ce cas il n’y a bien souvent pas de conséquence. Cette stratégie semble fructueuse. En un peu plus d’un an, le nombre d’usagers de Twitter a doublé, passant de 100 millions d’actifs par mois en septembre 2011 à 200 millions en décembre 2012.
Confiance et sécurité
Si vous désirez parler face à face avec un salarié de Twitter, préparez-vous à être authentifié en profondeur. Le siège de l'entreprise est situé dans un immeuble du centre-ville de San-Francisco. Dans le petit hall d’entrée, un employé contrôle les papiers d’identité de tous les visiteurs, vérifie qu’ils figurent sur la liste des invités et leur demande une signature. Vous pourrez alors accéder à l’ascenseur où on tamponnera votre étage de destination (notez la faille de sécurité suivante : rien ne permet de surveiller votre trajet dans l’ascenseur). Une fois arrivé aux bureaux de Twitter au neuvième étage, vous devrez signer une nouvelle fois avant de recevoir un badge puis d’être escorté jusqu’à votre rendez-vous.
J’avais rendez-vous avec Del Harvey, directrice de Trust & Safety depuis octobre 2008, quand Twitter n’avait que quelques dizaines de salariés et 6 millions d’utilisateurs mensuels (statistiques de l’entreprise eMarketer). Lorsque la décision fut prise de réagir à la multiplication des spams et des plaintes suite au succès du site, un ingénieur qui connaissait Harvey la suggéra pour le poste : « Mon ami leur a dit : je connais une personne super obsessionnelle compulsive, elle est née pour ça. J’ai passé un entretien de 20 minutes au téléphone, et j’ai eu le job ».
Avant de rejoindre Twitter, Harvey a travaillé pendant cinq ans pour Perverted-Justice.com, une association piégeant les prédateurs sexuels sur Internet. Elle est aujourd’hui à la tête de la trentaine de personnes composant le département Trust & Safety, dont elle était initialement l’unique salarié. Leur rôle est de réguler les excès d’environ 500 millions de tweets quotidiens. Le Daily Dot estimait en août 2012 que pour examiner manuellement pendant 5 secondes les 340 millions de tweets par jour de l’époque, « il faudrait 35 416 salariés travaillant 8 heures ». Concernant le demi-milliard actuel, en lire 1% nécessiterait approximativement 868 personnes, ce qui occuperait l’intégralité des salariés de Twitter.
Ces chiffres impressionnants éclairent l’un des principes centraux de l’entreprise : « nous ne nous occupons pas du contenu ». Havey explique qu’une approche proactive serait simplement ingérable. Au lieu de ça, Twitter définit simplement ce que les utilisateurs peuvent et ne peuvent pas faire dans les conditions d’utilisation (Terms of Service : TOS) et dans les règles de conduite du site. D’autres léviathans du net font de même, mais Twitter se distingue en embrassant plus que les autres le laissez-faire.
Considérons certains extraits des politiques d’utilisation d’autres sites. « Vous ne publierez pas de contenus : incitant à la haine ou à la violence, menaçants, à caractère pornographique ou contenant de la nudité ou de la violence gratuite », ordonne Facebook. Yelp nous dit : « Vous consentez à ne pas utiliser le site et à ne pas aider ni permettre à d'autres d'utiliser le site pour menacer, traquer, faire du mal ou harceler les autres, ou encore promouvoir le sectarisme ou la discrimination ». Flickr « n'a pas été conçu pour que vous puissiez harceler, insulter, tromper ni intimider les autres. Si nous recevons des plaintes légitimes sur votre comportement, vous serez averti ou votre compte sera supprimé. »
Par opposition, Twitter est bien moins prescriptif : « Tous les Contenus, qu'il s'agisse des Contenus publiés ou communiqués à titre public ou privé, sont placés sous la seule responsabilité de la personne à l'origine de la communication de ces Contenus. Twitter n'est pas en mesure de surveiller ou de contrôler les Contenus postés au travers des Services, et ne peut engager sa responsabilité vis-à-vis de ces Contenus. Vous reconnaissez que toute utilisation des Contenus publiés au travers des Services, est à vos entiers risques et périls. » Cette politique non interventionniste est réaffirmée dans les Règles de Twitter : « nous ne surveillons pas activement le contenu des utilisateurs, et nous ne le censurerons pas, sauf dans les circonstances limitées mentionnées ci-dessous. »
Ces circonstances limitées sont en gros : se faire passer pour une autre personne, divulguer des informations privées et confidentielles, violer des droits d’auteurs et poster « des menaces de violence directes et spécifiques ». Harvey précise que ce dernier point s’applique à des messages du type « J’arrive chez toi, je vais te tuer avec une batte de baseball » visant une personne en particulier.
Les TOS de Twitter n’ont pas toujours été aussi circonscrits. Au printemps 2008, le site grandissait déjà rapidement, mais dans une ambiance utopique. Il y avait encore peu de spam, et peu de célébrités (la plus notable à l’époque était Léo Laporte avec un peu moins de 29 000 followers), donc peu de venin à cracher.
Bien entendu, il y a des exceptions. En Juin 2007, une « consultante en social-media » nommée Ariel Waldman reporte à Twitter les messages désobligeants d’un autre utilisateur, sans succès. Lassée de l’inaction de l'entreprise, elle évoque en mai 2008 le problème sur son blog personnel, expliquant que son persécuteur l’a publiquement traitée de « pute camée » tout en diffusant son nom et son adresse. Pour Waldman, ces tweets violaient clairement les TOS d’alors, selon lesquels il était interdit de « tromper, harceler, menacer, se faire passer pour ou intimider les autres utilisateurs ». Selon elle sa situation relevait du harcèlement, mais elle raconte que le co-fondateur de Twitter Jack Dorsey lui a dit lors d’une conversation téléphonique qu’il estimait que les TOS « étaient sujets à interprétation ».
En fait, il s’est avéré que non seulement les TOS étaient sujets à interprétation, mais aussi à révision. Au lieu de sanctionner l’agresseur de Waldman, Twitter a fini par redéfinir sa position sur les comportements qui seraient ou non tolérés.
« Le champion de la liberté d’expression dans le parti de la liberté d'expression »
Le changement de politique suite aux plaintes de Waldman n’était pas un choix idéal en termes de relations publiques. Un article de Waldman pointe avec justesse que la concurrence dans le domaine du Web 2.0, par exemple Flickr ou Digg, a bien moins de scrupules à bannir les utilisateurs au comportement contestable.
Twitter, pour sa part, semble se contenter de laisser chacun se défendre lui-même. Biz Stone, co-fondateur du site, l’explique ainsi : « Twitter ne s’estime pas capable de juger le contenu des disputes entre utilisateurs. Tracer la ligne entre une correction et une insulte n’est pas chose aisée. Nous ne pourrions pas le faire de manière satisfaisante, et une foule de spectateurs non plus. »
Bien que cet argument soit correct, Twitter pourrait insister pour que les profils soient créés sous la vraie identité des utilisateurs. Le site pourrait implémenter un système d’authentification plus rigide, se basant par exemple sur le numéro de carte de crédit. Au lieu de ça, il semble que la voie du moindre effort ait été choisie.
Mais si la politique de Twitter échoue à protéger les utilisateurs d’eux-mêmes, elle réussit à les protéger de Twitter. Bien que la firme « se réserve le droit (mais ne se donne pas l’obligation) à tout moment de supprimer tout contenu et suspendre tout utilisateur », l’idéologie qu’elle revendique l’empêche d’abuser de ce pouvoir. Quand on se proclame, comme le président Dick Costolo aime à le faire, « champion de la liberté d’expression dans le parti de la liberté d'expression », les gens s’attendent à un certain type de comportement. Quand on répète à l’envi qu’on ne s’occupe pas du contenu, les gens s’attendent à ce qu’on ne s’occupe pas du contenu, même si le contenu est très discutable.
Ce qui ne veut pas dire que Twitter ne censure jamais. Durant les Jeux Olympiques de 2012, par exemple, alors que le site avait un partenariat avec la NBC, le compte du journaliste anglais Guy Adams a été temporairement suspendu après qu’il ait critiqué et donné le nom et l’adresse mail d’un des responsables de la chaine. Cette action en contradiction avec une philosophie défendue à grands cris a causé un élan d’indignation du public envers Twitter qui s’est amendé dans les 48 heures, restaurant le compte d’Adams et lui présentant des excuses.
Le cas inverse est plus fréquent, où le champion de la liberté d’expression lâche tellement la bride à ses utilisateurs que les voisins se plaignent. En mai 2011, le South Tyneside Council, un corps gouvernemental municipal anglais, a réussi à obtenir d’une cour de justice californienne qu’elle force Twitter à aider à l’identification d’un utilisateur connu sous le nom de « Mr. Monkey », qui utilisait le site pour diffuser du contenu calomnieux sur différents membres du concile. Selon The Guardian, c’était « la première fois que Twitter s’est incliné face à la pression légale pour identifier une personne anonyme ». Les avocats du concile ont ainsi récupéré l’adresse mail, le numéro de téléphone et l’adresse IP associés au compte.
Depuis lors, ce genre de requêtes est devenu commun. En 2012, chaque mois a apporté son lot de juges, d’agences gouvernementales, de gouvernements, d’organisations de défense des droits de l’homme ou de simples citoyens exigeant de Twitter qu’il identifie des individus malfaisants, supprime des messages insultants ou bannisse des comptes qui dérangent.
Au fil du temps, Trust & Safety et le département juridique de Twitter (qui supervise désormais Trust & Safety) ont développé des stratégies pour se soumettre aux règlementations de chaque pays tout en continuant de privilégier la liberté. « Notre tâche est de rassurer les utilisateurs, de défendre leurs droits et d’adopter des politiques pour réduire le risque légal, pour les utilisateurs mais aussi pour Twitter », conclut Harvey.
Ainsi, quand un tribunal ordonne à l'entreprise de diffuser des informations privées, elle prévient l’utilisateur visé pour lui donner une opportunité de contester cette décision. Quand une loi la force à supprimer des messages ou des comptes dans un pays donné, elle s’exécute d’une manière étroite et transparente, en ne bloquant les informations que localement et en les remplaçant par un cadre grisé expliquant qu’elles ne sont plus disponibles à cause d’un décret de censure gouvernementale.
Et lorsque les réclamations ne sont pas appuyées par la loi ou les tribunaux, Twitter ne fait généralement rien. En septembre 2012 par exemple, Al-Shabaab, une subdivision somalienne d’Al Quaeda, a twitté des photos des cadavres de plusieurs soldats kényans qu’elle se vantait d’avoir abattu au combat. Quelques semaines plus tard, sept membres républicains du Congrès ont envoyé une lettre au FBI pour exiger la suppression des cinq comptes impliqués, ainsi que d’autres liés à des « entités terroristes mondiales ». Début janvier, ces comptes étaient toujours actifs. Les réclamations au FBI, même de la part de faiseurs de lois, n’ont pas de valeur légale. Twitter n’a pas bougé.
Dissidents et dilettantes
Dans une colonne de novembre 2006 pour le Washington Post juste après le lancement de Twitter, Michael Kinsley décrivait ce site comme « le summum du solipsisme ». Plus tard, James Lileks, journaliste pour le Minneapolis Star-Tribune, concluait que la plate forme était « aussi banale qu’addictive », une « machine à détruire la productivité » dont les engrenages l’avaient capturé. Durant ces premiers temps, même les fans étaient subjugués par le côté superficiel de cette technologie.
La première personne à vraiment apercevoir (ou au moins démontrer) le potentiel révolutionnaire de Twitter fut l’acteur Ashton Kutcher, qui, après avoir rejoint le site en 2009, devint rapidement le premier utilisateur à dépasser la barre du million de followers au terme d’un duel très suivi avec la CNN. Kutcher a montré que Twitter est un média à part entière, susceptible de toucher un nombre énorme de personnes en un instant sans nécessiter de réseau de diffusion. Quelques mois après, en Iran, des dissidents ont utilisé ce média pour défendre leur cause suite à une élection au résultat contesté. Le gouvernement américain a même été, durant un moment critique, jusqu’à demander à Twitter de reporter une maintenance pour permettre aux manifestants d’avoir un accès ininterrompu au monde extérieur.
On n’aurait pas pu avoir ces dissidents iraniens et d’autres dans le monde islamique sans le revers de la médaille : les plaintes des parlementaires sur Twitter utilisé par les terroristes. Le pseudonymat donne une couverture à tous. Forcer la divulgation des informations nuirait autant aux bons qu’aux méchants. Ceci dit, il faut rappeler que l’anonymat total est extrêmement difficile à atteindre en ligne, et ceux qui risquent réellement des représailles doivent prendre plus de précautions pour protéger leur identité qu’un simple pseudonyme.
Le pseudonymat de Twitter est une force libératrice dans tous les cas de figure. C’est une oasis pour tous ceux qui veulent faire profil bas dans le monde post-Zuckerberg qui idolâtre la transparence. Bien entendu tous vos faits et gestes sont enregistrés, comme sur Facebook et Google+, mais là où Facebook est une expérience qui se base sur l’identité et Google+ voudrait vraiment, vraiment connaitre « le nom que vous donnent vos amis, votre famille ou vos collègues » durant l’inscription, Twitter se moque que vous utilisiez un alias ridicule ou une adresse mail poubelle.
Il y a une quinzaine d’années, c’était un mode de fonctionnement normal sur Internet, et la multiplication des identités permise par le cyberespace était généralement considérée comme un avantage, pas comme un bug. Dans les premiers temps, le web était un espace libérateur, où des enseignants de maternelle pouvaient discuter librement de leur passion pour la marijuana sans alerter leurs supérieurs, où les fans de Buffy pouvaient disséquer le dernier épisode sans être pris à la gorge par des armées de vampires du marketing qui exploitent ces données pour l’éternité. Beaucoup d’endroits sur Internet s’accommodent encore très bien de l’anonymat ou du pseudonymat, c’est de moins en moins vrai pour les plateformes centralisées telles que Facebook.
Mais Twitter est tout aussi mainstream et central dans la culture actuelle que Facebook, et son pseudonymat permet de se soustraire un peu au Panoptique. On peut trouver dans le « Geek Feminism Wiki » une typologie des utilisateurs pour lesquels la politique du « vrai nom » est nuisible. La liste est longue, remplie de catégories plus ou moins larges telles que les LGBT, les personnes handicapées, les victimes de harcèlement, les ex-détenus, ceux qui dénoncent les gouvernements… L’identité explicite responsabilise, mais elle peut aussi étouffer une spontanéité du discours bénéfique aux individus et à la culture en général.
Pour résumer, il y existe une large demande de pseudonymat. Pas uniquement dans des sites obscures et spécialisés, mais également dans des plateformes de masse qui relient des millions d’utilisateurs. En septembre 2011, Dick Costolo a déclaré dans une conférence de presse de Twitter : « Ce ne sont pas les pseudonymes en soi que nous défendons, mais la possibilité pour les utilisateurs d’utiliser le service tel qu’ils le souhaitent ». Tandis que Facebook et Google+ exigent de plus en plus de transparence, un vide s’agrandit sur le marché pour des plateformes offrant plus d’opacité et d’autonomie. Twitter est le champion du pseudonymat dans le parti du pseudonymat.
L’avantage compétitif de la liberté d’expression
Le directeur de Google Eric Schmidt a laissé entendre en été 2010 que « l’anonymat absolu » connaîtrait bientôt le même sort que les disquettes et les répondeurs automatiques, car les gouvernements finiraient par imposer une forme de vérification d’identité généralisée sur Internet. En juillet 2011, durant une table ronde sur les médias sociaux sponsorisée par Marie Claire, Randi Zuckerberg (alors directrice marketing de Facebook, toujours la sœur de Mark) a clamé que « l’anonymat sur Internet doit disparaître » pour promouvoir une meilleure conduite des internautes.
Twitter est devenu un acteur majeur du débat mainstream en partie parce que des millions d’utilisateurs y postent sous leur vrai nom, dont des milliers de célébrités à l’identité officiellement vérifiée. Ce haut degré de transparence s’accompagne d’un haut degré de confiance. Twitter offre une réelle possibilité d’interagir avec des personnes identifiables et permet d’approfondir des liens personnels et professionnels, le tout en suivant les derniers coups de gueule de Donald Trump (« Apparemment ce crétin de Graydon Carter ne m’aime pas trop… grande nouvelle. Quel gros loser ! ») et ce que Kim Kardashian pense d’Atlantic City (« Atlantic City!!!!!! »).
Il est donc clair que Twitter profite des utilisateurs qui postent sous leur vrai nom, surtout les célébrités, mais il n’a jamais pour autant ressenti le besoin de prohiber les faux profils. La combinaison d’identités authentifiées et de pseudonymat facile, sans barrière entre ces deux classes très distinctes d’utilisateur, est un attribut unique et potentiellement volatile. Si vous demandiez à l’adolescent hystérique moyen de définir une application de stalking idéale, ce à quoi il aboutirait ressemblerait sans doute beaucoup à ce système.
Twitter donne à ses utilisateurs une grande marge de manœuvre. Ils peuvent se présenter de la manière qu’ils veulent, à découvert ou pas. Il y a comparativement peu de limite à ce qu’ils ont la possibilité de dire. Certains d’entre eux abusent de cette tolérance, d’autres payent le prix de ces excès. Prohiber le pseudonymat ou contrôler plus agressivement le contenu réduirait probablement les discours déplaisants. Il est possible que Twitter, pour satisfaire les investisseurs qui ont versé plus d’un milliard de dollars dans la société ces dernières années, perde à l’avenir sa tolérance pour les terroristes postant des cadavres.
Mais jusqu’à présent la politique de laissez-faire au sujet du contenu a constitué un des meilleurs atouts de Twitter, à tel point que le conseiller juridique Alex Macgillivray a déclaré au New York Times qu’il considère cette attitude de défense de la liberté d’expression comme un « avantage compétitif ». La confiance de Twitter envers ses usagers entraîne des complications, mais cela crée également une niche pour ceux qui apprécient la commodité et l’efficacité des réseaux sociaux contemporains tout en regrettant la liberté et l’autonomie qui animaient le web de première génération.
En 2012, on estime que l’entreprise Twitter a généré entre 250 et 350 millions de dollars en vendant des « Promoted Tweets » (tweets sponsorisés) aux annonceurs qui veulent toucher la masse des utilisateurs du site, utilisateurs qui sont là en grande partie parce que l’absence de régulation est attractive. D’ici 2014, les observateurs de l’industrie prévoient que la publicité pourrait rapporter à Twitter plus d’un milliard de dollars par an. Et si ces prévisions sous-estimaient notre appétit pour les discours sans entrave ni concession ?
Observons un instant le paysage culturel actuel. Dans la plupart des campus universitaires du pays, l’expression est soumise à des codes très restrictifs. Le discours politique anonyme, qui fut utilisé par nos Pères Fondateurs, est maintenant traité comme un fléau. De plus en plus d’États ont adopté des lois anti harcèlement qui transforment en crime le fait de « tourmenter ou embarrasser » quelqu’un ne serait-ce qu’en lui envoyant un message électronique « obscène ». Ces mesures découlent de notre envie revendiquée de plus de civilité, de responsabilisation, d’un plus grand contrôle de la parole. Et pourtant, chaque mois, la moins régulée des plateformes de communication mainstream de la planète attire des millions de nouveaux utilisateurs. Ils viennent à Twitter pour la spontanéité, pour la simplicité, et pour la facilité avec laquelle ils se retrouvent connectés à The Game et Michelle Malkin. Finalement, la liberté d’expression est populaire.
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Article original en anglais publié dans le numéro de mars de la revue Reason.
Traduction : Lancelot/Contrepoints.