Du religieux dans l'art à Bruxelles

Par Contrelitterature

Alain Santacreu présentera

DU RELIGIEUX DANS L’ART

Foire du livre de Bruxelles

le vendredi  8 mars 2013

de 14h à 15h

Stand 407

Présentation des articles (incipits) 

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Eucharistie, thema specialis

Vers une nouvelle publication des bans des noces

d’Art et de Religion

Olivier-Thomas VENARD, o. p.

Longtemps, la religion s’est opposée à l’art au nom de la réalité contre la fiction, de la vérité contre le mensonge. C’est que, depuis l’aube des temps, le fabriquant d’images, peintes ou surtout sculptées, a fasciné les hommes sensibles au mystère du monde et suscité la réprobation des prêtres touchés par l’au-delà du monde. Le combat contre les idoles a aussi été une lutte contre le prestige des artisans qui les fabriquaient. En effet, l’artiste rivalise avec le Créateur. Il le concurrence en créant un monde parallèle de fiction.

Dans le meilleur (ou le pire) des cas, il fait moins bien, et il apparaît comme le singe du créateur, dont l’imitation, une subcréation, n’atteint pas l’original. Dans le pire (ou le meilleur) des cas, il fait mieux : il restitue une « réalité » embellie, idéalisée… une contre-création où l’on peut même se sentir mieux – blasphème ! – que dans la vraie…  

Pis, l’artiste manipule le Créateur. À bien lire le texte sacré, les fondeurs d’or sous les ordres d’Aaron n’avaient pas de mauvaise intention : ils voulaient donner forme visible au grand Dieu qui les avait libérés de la servitude et de l’extermination en Égypte. C’est dans la louable intention de rapprocher Dieu de son peuple qu’ils se sont rendus coupables (Exode 32,4). Oui, mais voilà : c’est à Dieu seul de décider comment Il veut se rapprocher de son peuple. Et, pour ce faire, le Créateur est lui-même un artiste : il modèle ses créatures comme des symboles de sa présence ; il machine les événements comme des signes de sa providence, il se donne un corps exemplaire de sa bienveillance ; il institue rites et institutions qui procureront sa présence à jamais (Matthieu 28,19-20). Si bien que, finalement, « les énergies divines que réverbèrent les êtres et les choses ne mènent pas à un divin anonyme, mais au visage du Christ transfiguré »[1] qui semble épuiser toute image.

Pour toutes ces raisons et bien d’autres encore, la culture occidentale n’est pas encore parvenue à célébrer des noces durables entre Religion et Art. Longtemps la première a dominé le second ; depuis deux siècles au moins, celui-ci a cru devoir prendre sa revanche, mais jamais accordailles si désaccordées n’ont abouti à l’hymen espéré, malgré quelques belles promesses, dont celle de l’eucharistie, que nous voudrions raviver ici.

1 O. Clément,  Sources, les mystiques chrétiens des origines, textes et commentaires, Paris, 1982, p. 35-36. L’auteur s’inspire de Maxime le Confesseur, Ambigua (PG 291, 1285-1288).

La suite dans Du religieux dans l’art, L’Harmattan, 2012.

 

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Retour vers une métaphysique du beau

Bruno Bérard

L’art semble être mort à la fin du XXe siècle, ayant survécu cent ans à la mort de Dieu. C’est du moins ce qu’affirmait Nietzsche, à la fin du XIXe siècle, selon son Gai Savoir : « Dieu est mort, et c’est nous qui l’avons tué » [1]. Quant à l’« art contemporain », il ne cache plus sa seule réalité financière : ses « titrisations de déchets » faisant écho aux junk bonds.

Néanmoins, en marge d’un financial art, survit « l’art caché »[2] ; de même que se perpétuent les conversions religieuses : de celle de Huysmans (1848-1907), au moment même de la parution du Gai Savoir, à celle de Jean-Claude Guillebaud[3] de nos jours, par exemple.

C’est pourquoi, de facto, ni Dieu ni l’art ne sont véritablement morts et ce que nous avons tué n’était tout au plus que leur concept ou leur idole : « Les concepts créent des idoles de Dieu », écrivait déjà S. Grégoire de Nysse[4]. Ainsi, l’« art conceptuel », qui apparaissait dans les années 1960, se dénonçait déjà en s’annonçant, à vouloir définir l’art, non par des propriétés esthétiques de l’œuvre, mais par le simple concept d’art.

Il nous a donc semblé légitime, en dépit d’une sécularisation générale de la culture, de repartir à la recherche du sacré et de l’art. Nul doute que nous pourrons y retrouver l’exercice du beau et la notion du beau, quand bien même le concept de beauté serait ignoré. Refaisons à l’envers le voyage qui, du pseudo-art officiel et médiatique actuel, pourra nous ramener à un art « originel », non dévoyé par des nécessités d’écoles, à un « beau » transcendant et reconnu comme tel. Bien sûr, ce voyage sera extrêmement incomplet et, malheureusement ici, européocentré – ce que, néanmoins, autorise une sécularisation essentiellement occidentale (et un dogme laïciste spécifiquement français). On y regardera tout spécialement les notions de nouveauté, de la personne de l’artiste, du sacré et du profane et, naturellement, du beau.

1. Nietzsche (1844-1900), « L’insensé » (aphorisme 125), Le Gai Savoir (Die fröhliche Wissenschaft, la gaya scienza), 1882.

2. Aude de Kerros, L’Art caché : les dissidents de l’art contemporain, Éd. Eyrolles, 2007

3. Cf. son Comment je suis redevenu chrétien, Albin Michel, 2007.

4.  De vita Moysis, PG44, 377B. C’est aussi cet évêque de Nysse en Cappadoce, et Père de l’Église, du IVe s. (331/335-395) qui aura, notamment, développé la théologie de la Trinité (non conceptuelle).

La suite dans Du religieux dans l’art, L’Harmattan, 2012.


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La beauté est la nourriture de l’âme

 Jean Borella

Nous partirons de la tripartition anthropologique traditionnelle qui nous donne, sur la structure de l’être humain, l’enseignement fondamental : l’homme est à la fois, corps, âme, esprit. Ces trois dimensions définissent les trois fonctions majeures de l’existence, ce que l’ancien catéchisme résumait en disant que l’homme a été créé par Dieu pour Le connaître, L’aimer et Le servir. De même l’Inde distingue essentiellement trois voies spirituelles : de connaissance, de dévotion et d’action. Si cette tripartition anthropologique décrit adéquatement la réalité de l’être humain, alors il en résulte que l’homme est défini par une triplicité de besoins : besoins de l’esprit, besoins de l’âme et besoins du corps – étant admis que ces trois instances sont envisagées ici dans ce qu’elles ont d’essentiel et non selon tel ou tel aspect relativement accidentel auquel elles sont souvent réduites. Ainsi le corps ne doit pas être identifié simplement à la forme corporelle, au sens anatomique du terme, mais doit être regardé comme le moyen de notre présence active au monde terrestre.

Cela étant admis, nous nous poserons la question suivante : y a-t-il une unité des besoins de l’esprit, une unité des besoins de l’âme, une unité des besoins du corps ? Autrement dit, et pour prendre l’exemple de l’esprit – que nous envisagerons ici essentiellement en tant qu’organe de connaissance – demandons-nous si, dans tout ce qu’il désire, il est possible de discerner une valeur ou un principe unique sous-jacent à toutes les formes dont son désir se revêt, présent en tous les objets vers lesquels il tend ; et si, derrière la diversité de ses recherches et de ses attentes, il y a un seul et unique principe axiologique, un seul et unique Orient ? La réponse ne fait aucun doute : en toute chose, l’esprit cherche le vrai ; la vérité est le pôle fédérateur de tous ses désirs et de toutes ses activités. De même, en toute chose, le corps cherche le bien, qu’il s’agisse du bien physique : le bon pain, le bon repos, le bien-être ; ou du bien moral : la bonne action, le bon geste, car tous les devoirs et obligations morales mettent le corps en jeu. Quant à l’âme, il ne reste donc, de la triade axiologique traditionnelle, que le beau qui puisse la déterminer. Et, en effet, nous croyons qu’en toute chose l’âme cherche, par-dessus tout, la beauté ; qu’en toute chose, elle aspire à goûter la beauté. Et cela n’est évidemment pas sans rapport avec l’analogie profonde qui unit la femme à l’âme, comme à celle qui unit la femme à la beauté.

 La suite dans Du religieux dans l’art, L’Harmattan, 2012.


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Du liturgique dans l’art

Geneviève TRAINAR (Sœur Marie, o. p.)

 

« Lorsque la présence de Dieu est devenue une supposition intenable et lorsque son absence ne représente plus un poids que l’on ressent de manière bouleversante, certaines dimensions de la pensée et de la créativité ne peuvent plus être atteintes ».

Cette phrase de George Steiner, tirée de Réelles présences, suggère  implicitement la difficulté qu’il y a à évoquer le liturgique dans l’art. Qu’il s’agisse de liturgie ou d’art, les cinquante dernières années semblent avoir balayé une tradition plus que millénaire. Parler de beauté expose à la dérision. Quant à la liturgie, elle ennuie l’homme pressé. Certes, les études en ces deux domaines abondent et leur qualité va croissant. Mais qu’en est-il de l’expérience vraiment vécue de ces réalités ?

En nous inspirant de la méthode heideggerienne du « pas en arrière », nous souhaiterions questionner le soubassement le plus ancien et le plus puissant de notre culture européenne : le « grand code » biblique. Dans un exercice de lectio divina, nous tenterons de capter l’émergence de l’art dans sa dimension liturgique et l’origine de ses contrefaçons. De là, nous réfléchirons sur l’autorité de l’œuvre d’art qui lui confère la même force performative qu’à l’acte liturgique.

L’artiste « à l’ombre de Dieu »

Les chapitres 25-31 de l’Exode nous transmettent les prescriptions reçues par Moïse pour la construction de la « Tente du Rendez-vous » qui sera, durant la traversée du désert, le lieu où Dieu réside (25,3), où Il rencontrera (25,22) Moïse. Ce passage est ensuite presque littéralement répété dans les chapitres 35 à 39 qui relatent l’exécution des travaux. La patience qu’en requiert la lecture est déjà significative de l’importance spirituelle de cette construction. C’est du moins ce que suggère Origène : « cette description est pleine de mystères. »[1]Or, au chapitre 31 (repris au chap. 35), il est parlé des artisans du sanctuaire et ce texte constitue une des rares réflexions de la Bible sur l’artiste :

Yhvh parla à Moïse et lui dit : « Vois, j’ai désigné nommément Béçaléel, fils de Uri, fils de Hur, de la tribu de Juda. Je l’ai comblé de l’esprit de Dieu en habileté, intelligence et savoir pour toutes sortes d’ouvrages ; pour concevoir des projets et les exécuter en or, en argent et en bronze ; pour tailler les pierres à enchâsser, pour tailler le bois et pour exécuter toutes sortes d’ouvrages…

 1. Peri Arkhôn, IV, 2, 2 (version latine de Rufin). Ailleurs il argumente en se référant à la tradition rabbinique qui interdisait la lecture du début et de la fin du livre d’Ézéchiel avant l’âge de quarante ans. 

La suite dans Du religieux dans l’art, L’Harmattan, 2012.


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Écriture et peinture

Silvano Panunzio

L’Évangile est-il vraiment écriture ? Ne serait-il pas plutôt peinture du divin ? En effet, les imitateurs de Jésus-Christ et de l’Évangile ne doivent pas tant parler ni écrire que peindre en vives couleurs les traits de la vie divino-humaine « dessinés » par le Maître d’Œuvre. C’est pourquoi l’essentiel, dans l’imitation évangélique, est la vie du Christ. L’hagiographie est le christianisme.

Écoutons l’enseignement lumineux des Pères d’Orient, exprimé dans l’incomparable philocalie qui signifie amour de la beauté – de cette beauté qui est la fleur de la connaissance et l’arôme de la sainteté céleste. Ce nom – « philocalie » – a une valeur profonde qu’il convient d’éclairer. Dans la version des Septante, il n’est pas dit que la lumière était « bonne », mais que la lumière était « belle » : kai eiden o Theòs to fos oti kalòn (Gen. I-4). Dans le soufisme islamique, l’explication de l’origine de l’univers est ainsi donnée : « J’étais un trésor caché de beauté et je voulus me manifester ». Dans le même sens purement métaphysique, où la Beauté suprême dépasse la dualité du bien et du mal, Nietzsche dira, dans La Naissance de la Tragédie, que seule une justification esthétique d’ordre objectif et supérieur peut expliquer la création du monde.

La Philocalie écrit : « Quand le peintre est en train de faire le portrait du roi, il doit avoir son visage en face de lui, de sorte que, quand le roi pose devant lui, avec habilité et grâce, il en fait le portrait ; mais, si le roi est tourné de dos, alors le peintre ne peut accomplir son œuvre parce que son œil n’en voit pas le visage. Ainsi, le Christ, peintre parfait, peint les traits de son visage d’Homme céleste sur ses fidèles constamment orientés vers lui. Si l’un d’eux ne le fixe pas continûment, à l’exclusion de tout autre chose, il n’aura pas en lui l’image du Seigneur dessinée par sa lumière » (Macaire le Grand, Homélies spirituelles, 10). En vérité, aucun texte n’éclaire mieux la quintessence picturale de l’Évangile que La Philocalie des Pères Neptiques. En participation avec le divin Maître, les fidèles doivent s’appliquer à redessiner, dans leur vie terrestre, leur propre archétype céleste gravé dans la Vérité éternelle.

 La suite dans Du religieux dans l’art, L’Harmattan, 2012.


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Le kérygme de la lettre

dans the scarlet letter


Monique Cartron-Bouchouk

La lettre écarlate, de Nathaniel Hawthorne[1], publié en 1850, est l’un des grands récits[2] qui informèrent durablement l’imaginaire américain. Il fait partie du fantastique essaim d’oeuvres littéraires, parues aux États-Unis au mitan du XIXe siècle, dont l’inspiration ne laisse pas d’être surprenante pour les Européens : les étranges contes de Hawthorne lui-même[3], ceux de Herman Melville[4], les poèmes et contes « grotesques » d’Edgar Poe un peu auparavant[5]. Et surtout le Moby Dick de Melville, publié peu après l’oeuvre majeure de Hawthorne, en 1851.

Toutes ces fictions cardinales, produites par la « sombre triade » des plus grands écrivains du XIXe siècle américain, nous amènent dans des mondes imaginaires qui, si différents soient-ils, ont en commun d’avoir les caractéristiques des contre-utopies. En effet, les situations, les comportements, les images, les dénouements cataclysmiques semblent tous aller en sens contraire du monde historique qui les a suscités : le dynamisme, l’optimisme expansionniste, le messianisme politique des États-Unis de leur époque[6]. En sens contraire, également, de l’idéalisme démocratique exprimé dans les grands essais d’Emerson, ou les poèmes de Walt Whitman, le barde aux rythmes grandioses, chantre de l’espace ouvert pour la démocratie américaine.

1 L’édition de The Scarlet Letter utilisée est celle de Everyman Library, London, Dent & Sons, 1957. Les traductions sont de Monique Cartron-Bouchouk. Les chiffres entre parenthèses renvoient à la pagination.

2 On peut dire évidemment le « roman américain ». Mais certains préfèrent réserver le terme de « roman » aux productions de sociétés organisées, comme celles, par exemple de la France ou de l’Angleterre du XIXe.

3 Parmi les plus célèbres contes de Hawthorne : Young Goodman Brown ; Wakefield ; Le voile noir du Pasteur. Deux autres grands récits : La maison des sept pignons (1851) et Le  faune de marbre (1860).

4 Parmi les grandes nouvelles de Melville : Bartleby, Benito Cereno, Les îles enchantées, publiées en 1856 sous le titre général de The Piazza Tales, figurent certainement parmi les meilleures nouvelles de la littérature mondiale.

5 La chute de la maison UsherLigeia, Le masque de la mort rouge, Le chat noir, le célèbre poème Le corbeau, disent tous la mort et le déclin.

6 Entre 1845 et 1850, les États-Unis doublent leur territoire au sud et à l’ouest. 1845 : annexion du Texas. 1847 : guerre avec le Mexique, qui se termine par l’ajout de presque tous les territoires de l’ouest, à l’exception  de la Californie qui rejoint l’Union en 1850.

La suite dans Du religieux dans l’art, L’Harmattan, 2012


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Musique, bayadère de l’absolu

Jean Biès

La musique distingue les essences comme telles, et non, comme la poésie, leurs degrés de manifestation. Elle est la mise en son de certains archétypes qu’elle projette dans la durée. Ainsi, lorsqu’elle traduit le Feu, elle ne spécifie pas forcément qu’il s’agit du feu terrestre visible, du feu céleste qui foudroie et incendie, du feu solaire qui illumine les sphères supérieures, du feu destructeur du monde, du feu domestique ou celui du bûcher funéraire, du feu de l’énergie qui circule en toutes choses, de celui de la passion érotique ou de la ferveur mystique. Il y faut les explications que donne la musique à programme. Même celle-ci, s’émancipant des descriptions littérales, n’oublie jamais totalement qu’elle véhicule des symboles et des archétypes traduits sous forme de sentiments. « Musique pure » ou « à programme », la musique reste essentiellement simple, même si ses modes d’expression peuvent se révéler complexes. Elle s’en tient à cinq ou sept notes, comme les enseignements traditionnels se limitent, dans leur origine, à quelques paroles fondatrices ; mais, à partir de là, se montre, tout comme eux, d’une inépuisable fécondité. Relevant directement de l’Être, elle garantit une certaine qualité à l’abondance même de sa torrentueuse production. Elle permet également une pluralité d’interprétations, comme cela se voit aussi à la lecture polysémique des textes sacrés.

La suite dans Du religieux dans l’art, ed. L’Harmattan, 2012.


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L’art de dissimuler une prière

Maximilien Friche

La distinction entre l’art religieux et l’art profane n’a pas de sens dans un monde postmoderne. En effet, si l’artiste affiche ses intentions chrétiennes, il y a de grandes chances pour que son œuvre serve l’affirmation de la vérité dans une niche culturelle non comestible par tous ceux qui ont fait le deuil de Dieu. En revanche, si l’artiste affirme son intention d’une expression libre, il y a de grandes chances pour que l’artiste serve l’affirmation de sa vérité, en mettant le monde dans son nombril pour le lécher devant un public qui vit ses émotions par procuration. Renvoyons dos à dos ces deux intentions pour explorer comment l’artiste est relié au créateur et, de quelle manière, en plus et malgré ses intentions, ce lien est contenu dans son œuvre.

L’art de dissimuler une prière, voilà bien l’énigme. La formule circulaire laisse entrevoir les différentes possibilités de combinaisons qu’elle contient. Elle est le raccourci qui ramène au cœur du labyrinthe, elle fonctionne comme une devinette, démultipliant le champ des questions : si Dieu est un mécène, elle est la synthèse des commandes faites aux artistes... Parce qu’une prière non dissimulée n’est pas de l’art ; parce la vocation de l’art est l’expression d’une prière ; parce que l’émergence d’une prière révèle l’œuvre d’art ; parce que dissimuler une prière est un art.

Pour discerner l’émergence d’une prière, nous pouvons analyser l’art sous trois aspects. D’abord, considérer le caractère sacré du média, de la matière manipulée aussi bien que celui du manipulateur. Deuxièmement, observer l’instant de combustion de l’œuvre, de son existence, sa rencontre discrète avec l’autre. Enfin et surtout,  finir par conclure, reprendre conscience que tout s’achève dans l’œuvre d’art, qu’elle est sacrifice, qu’elle rend possible, voire souhaitable, la mort de l’auteur.

La prière peut émerger dans l’art suivant des stratégies différentes. Elles sont issues de la somme des péchés de l’artiste et de ses différends avec le Père. La première et la plus perverse est la stratégie de détournement de Dieu. Elle peut néanmoins aboutir à l’émergence d’une prière neuve. Nous prendrons l’exemple de La nausée de Jean-Paul Sartre. La deuxième stratégie est celle du contournement de Dieu, c’est celle de l’élu qui cherche à toucher Dieu. Nous nous attarderons alors sur les peintures de Nicolas de Staël. Il y a enfin la stratégie du dialogue avec le Père. C’est l’attitude d’Ahmad Jamal, dans la musique, cet art du temps réel, et dans le jazz, cette musique de la création en temps réel.

La suite dans Du religieux dans l’art, L’Harmattan, 2012.


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Dada, la grâce ou la mort

Falk Van Gaver

Il n’y a sans doute pas de courant artistique, d’essai esthétique et révolutionnaire plutôt, qui se soit réclamé autant de l’anarchisme que Dada. Le surréalisme lui-même, son enfant adultérin, sera bien rapidement rattrapé et lié, une bonne fois pour toutes, par le communisme stalinien, malgré ses velléités de liberté totale. C’est sans doute qu’il y a un essentiel hiatus entre les fondateurs de l’un et de l’autre. On sait combien Breton fut brutal, exclusif, sérieux dans la rigolade. Tout au contraire, à Dada, le véritable dada, celui des années 16 et 17, on sut s’adonner au vertige par et derrière la bouffonnerie. À rebours de ce que l’histoire commune continue de raconter aux petits enfants, le pontifiant Tristan Tzara n’occupe qu’une place assez minime dans l’établissement du mouvement. Le post-adolescent un peu paumé et versatile ira se greffer sur une aventure ouverte par la grâce d’un étrange personnage, cueilli un peu tôt par la mort pour avoir donné sa pleine mesure.

La suite dans Du religieux dans l’art, L’Harmattan, 2012.


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La voie préraphaélite

Du religieux, de l’art et de l’anarchie


Jacques de Guillebon

Au commencement sont les Nazaréens. Non les contemporains du Christ, mais six jeunes Allemands qui, à l’aurore du XIXe siècle, vont jeter les bases de la véritable révolution occidentale de l’art de l’époque moderne. Recréer une peinture. Leur postérité sera infinie, et il n’est pas absurde de considérer que, sans eux, rien de ce qui fut le XXe siècle pictural n’aurait jamais eu lieu, ni existé sous cette forme extraordinaire qui est la sienne.

À part les spécialistes, peu nombreux sont les occidentaux, particulièrement les Français, à s’intéresser encore à cette curieuse généalogie, artistique donc politique, qui court de ces Allemands d’après l’Aufklärung jusqu’à l’expressionnisme, l’art nouveau et l’abstraction. En fait, et cet exemple le prouve entre mille autres, toute anarchie moderne commence par le Moyen Âge, par une redécouverte du Moyen Âge, contre la vanité moderne.

La suite dans Du religieux dans l’art, L’Harmattan, 2012.


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L’œuvre de ressemblance

Alain Santacreu

 

« L’exaltation s’unit au tremblement quand l’homme comprend

que Dieu s’est humilié jusqu’à la mort de la Croix

pour l’élever jusqu’à sa similitude. »

Guillaume de Saint-Thierry

Le rite de l’Église catholique célèbre un seul mystère, celui de l’union en Jésus-Christ de l’esprit et de la chair. L’Œuvre de Gloire est le vrai manifeste de l’art chrétien. Pour le christianisme, l’Imitation de Jésus-Christ est l’ouverture à l’Œuvre de Dieu.

Dans le premier Épitre aux Corinthiens (XV, 49), saint Paul nous exhorte : « De même que nous avons porté l’image du terrestre, portons aussi l’image du céleste. » Il veut parler des deux Adam. Le premier, l’Adam terrestre, l’homme que nous sommes aujourd’hui ; et le second, l’Adam céleste, Jésus-Christ, l’homme nouveau, celui qu’il nous faut être. Telle est la perspective de l’Œuvre divine.

Platon disait que le démiurge était, par excellence, le véritable artiste : le monde était une œuvre d’art modelée par son intelligence ordonnatrice ; et l’artiste humain, au contraire, n’avait pas la capacité d’atteindre le vrai, n’étant qu’un faiseur d’images, un fabricant de simulacres.

Le christianisme propose une fin nouvelle à l’ascension spirituelle de l’homme. Ce n’est plus la fusion avec le monde, telle que dans l’initiation paganiste, ni la sortie platonicienne du monde sensible vers le monde intelligible : par sa Transfiguration le Christ opère une rénovation dans la création même. La conception de l’art se trouve transformée par ce rapport de ressemblance entre l’image terrestre et l’image céleste : l’œuvre de l’artiste demeure, comme son corps, dans l’espérance de la résurrection glorieuse.

 La suite dans Du religieux dans l’art, L’Harmattan, 2012.