L’intelligence n’est pas ostentatoire. Elle est une qualité de l’ombre, laborieuse et humble. Elle est aussi un métier. Plusieurs même. Ceux choisis par Delphine de Malherbe. Elle travaille les mots comme un peintre travaille les couleurs. Pas pour se gargariser d’un pantone, mais pour laisser naître un tableau.
Delphine de Malherbe, l’écrivain, reste dans l’ombre, continuant, comme tous les écrivains, d’être le murmure intimiste qui raisonne comme un cri dans les pensées des lecteurs. Mais la femme de théâtre a de plus en plus de mal à rester cachée. Sa pièce (qu’elle met en scène) compte plus de 200 représentations au théâtre Antoine et a été jouée devant plus de 120.000 spectateurs.
Entretien avec la simplicité de la sagesse et la brillance de la folie assumée.
Quand on regarde ton CV, on voit que la littérature et le théâtre ont toujours fait partie de ta vie. Ce sont deux amours différentes pour toi ?
C’est totalement cohérent. La seule chose qui compte pour moi, depuis toujours, c’est de transmettre une pensée, de raconter une histoire. Après, il faut voir si l’histoire sonne mieux en livre ou au théâtre. C’est simplement une question de respect de l’histoire.
Mes livres sont tellement intimistes, ils seraient presque impossibles à adapter, ce serait très violent au théâtre.
Andrzej Zulawski devait adapter mon premier roman (La Femme Interdite, Jean-Claude Lattès, 2006), ça ne s’est pas fait pour quelques divergences de vision. Mais mon dernier livre (La Fille à la Vodka, Plon, 2012) pourrait être adapté. Un livre ne mérite d’être adapté que s’il a un univers. Après, je suis pour trahir l’histoire originale. Je suis contre le respect. Comme Jean Cocteau qui demandait qu’on l’abîme le plus possible, une façon pour lui de se sentir vivant.
Et pourquoi ne pas adapter un de tes romans toi-même ?
Si j’y suis contrainte, ce sera avec bonheur. Mais comme je te le disais, si j’estimais que l’histoire se prêtait mieux au théâtre ou au ciné, je l’aurai écrit directement pour.
En littérature, tu abordes des sujets rares. Je pense d’abord à Colette, une femme dont on parle peu.
Elle est un peu passée de mode, pourtant, elle fait partie des trois femmes auteurs françaises les plus importantes. Mais je n’ai aucune fascination pour elle. Je connais sa vie de très près. En fait, sa vie, c’est ma vie. C’est une totale compréhension. Mais, les gens qui me fascinent, je ne pourrais pas écrire sur eux.
Un autre sujet rare, abordé dans La Fille à la Vodka : les femmes et l’alcool.
On n’en a jamais bien parlé à mon sens. Moi, j’ai voulu en parler pour plein de raisons cumulées. D’abord, comme beaucoup de jeunes artistes, vers 16 ans, j’étais fascinée par l’ivresse au sens de dépassement de soi.
J’ai eu la chance de transgresser ça. Je pensais à ce livre au moment de la mort d’Amy Winehouse. Elle était présentée soit comme une icône, soit comme une trainée. Et elle n’est pas la seule dans ce cas, donc il y avait quelque chose à dire. Quand on parle des femmes et de l’alcool, il y a toujours de la victimisation. Alors que c’est autre chose. Dans un livre, on écrit sur ce qui est fragile. On n’écrit pas sur la force.
C’est vrai que les écrits sur l’alcool c’est souvent, soit une campagne de prévention, soit une apologie dans la lignée des Baudelaire, des Hashischins.
Je voulais vraiment montrer la réalité. Du bon et du mauvais. Dans La Fille à la Vodka, c’est une femme un peu autiste, on l’est toujours quand on écrit. On n’écrit pas si on a pas de difficulté à communiquer. C’est une femme qui va bousculer la vie par amour de la vie.
Je voulais être dans l’exactitude de cette autre réalité. Ce décalage. On dit souvent que les alcooliques ou les drogués essaient de fuir la vie. C’est une énorme connerie. C’est aussi extrêmement moralisateur. Celui qui se ment à lui-même fuit autant, peut-être plus. Je voulais plonger les gens dans un état addictif, j’ai dû bousculer mon style d’écriture pour ça.
Inconnu à cette adresse (adapté du livre de Kathrine Kressmann Taylor) est un vrai succès. C’est l’histoire d’une relation épistolaire. C’est extrêmement compliqué à mettre en scène.
Je me suis énormément creusée la tête. Il y avait mille problèmes à résoudre. Fallait-il faire des coupes, faire des raccourcis ou rallonger au contraire ? Finalement, après de nombreuses nuits blanches, j’ai décidé de ne pas toucher le moindre mot.
D’habitude, on demande aux acteurs de s’oublier pour servir le personnage. Je fais l’inverse. J’essaie de capter la personnalité de l’acteur. Et au final, ce n’est jamais le même texte.
Justement, pourquoi faire ce changement de casting tous les mois ?
Pour tirer le texte aux acteurs et non l’inverse. Et vraiment, ce n’est pas le même texte qu’on entend selon les acteurs. C’est le jour et la nuit. Parfois, avec les mêmes mots, le texte va dire exactement l’inverse. Comme ce sont des lettres et nos des personnages, il est possible de s’approprier les mots. D’ailleurs, certains spectateurs, qui ont vu plusieurs fois la pièce, ont adoré avec certains acteurs et détesté avec d’autres.
Mais ça veut dire que tu dois reprendre le travail à zéro à chaque fois avec les nouveaux acteurs ?
Totalement. C’est ce qu’il y a de génial. J’oublie le texte à chaque fois. Je me passionne pour l’acteur en face de moi. Rien est lassant quand on se passionne pour l’autre. C’est un travail de stratège.
De psy aussi un peu ?
Non, parce qu’il y a de l’art. Il y a de la logique dans la psychanalyse, mais l’art c’est de l’illogisme. On peut expliquer l’humain avec la psychanalyse, mais pas la vie. Il n’y a pas de causalité dans la vie. La causalité n’existe que sur un temps très court. Si la causalité était une règle, il y aurait beaucoup plus d’horreurs, des milliers de dictateurs.
Finalement, il y a assez peu d’horreurs sur Terre, par rapport au nombre d’être humains.
Tu as reçu le Globe de Cristal pour cette pièce…
Moi et les acteurs. C’est le protocole qu’il n’y ait que mon nom, mais je n’existerais pas sans les acteurs et vice-et-versa. Et puis, ce n’est pas un texte que j’ai écrit.
Souvent, peut-être avec un peu de snobisme, on entend les artistes dire que les prix ils s’en moquent.
C’est faux. Bien sûr que ça fait plaisir. Par contre, ça n’aide en rien. Comme un César ou un Molière, parfois même ça bloque, les gens vous font moins de proposition.
Mais à vivre, c’est rigolo. On y va avec des copains, on tremble, on a peur, c’est drôle. On sera contents de le dire à ses petits-enfants. On est fiers. Et puis, c’est toujours pareil, pour tout le monde, au final, c’est la famille qui est le plus fière. Nos familles ont toujours peur, ont des doutes, quand on embrasse la vie d’artiste.
Quand on te lit, quand on t’écoute, on se dit que tu aurais été parfaite dans le Saint Germain de Cocteau et Vian.
Je ne peux pas dire. Soit on me dit ça, soit on me dit l’inverse. Que je serai plus à l’aise dans vingt ans. Mais moi, je suis heureuse dans mon époque. Je ne crois pas au discours « c’était mieux avant ». Je crée avec mon temps, avec ma vie.
C’est incroyable, tu n’as pas l’air auto-centrée du tout.
Je puise énormément au fond de moi, mais comme je le fais dans mes livres, dans la vie du coup ça m’ennuie. Il y a deux sortes d’artistes pour moi, ceux qui érigent leur propre statut pour qu’on s’agenouille devant et ceux qui travaillent sans discontinuer pour découvrir quelque chose. Il faut avoir un égo généreux. Il faut être une tempête dans la vie des gens. Il faut apporter quelque chose et emporter les gens avec soi.
On est un outil de jouissance pour soi-même seulement dans l’acte de création.
Jules Renard disait « on écrit pour savoir ce qu’on pense ».
Non, je n’y crois pas. D’ailleurs, je pense que Jules Renard n’y croyait pas non plus. Il aimait tellement le bon mot qu’il était capable de se contredire.
Par contre, c’est vrai que je vois toujours, dans mes livres, mes personnages prendre vie. Si mon livre ne prend pas le dessus sur moi, je l’arrête.
Dans ton wikipedia, il y a une citation de toi, quand tu étais enfant : « ce sera artiste ou le couvent. »
J’ai eu une enfance un peu particulière, on m’a annoncée à un moment que je devais mourir. Donc, je voulais vite faire quelque chose de ma vie. Artiste ou couvent, ce sont deux vocations. Deux vocations auxquelles ont sacrifie tout.
Et on apprend aussi que tu es entrée au Cours Simon sur conseille de Jean Marais.
J’ai fait un an et demi, au lieu de trois. Et dix plus tard, j’ai retrouvé mon professeur et on est tombés amoureux.
Quant à Jean Marais… j’ai connu beaucoup de monde parce que je vais au devant des gens. Je déteste ceux qui se plaignent, qui pensent que tout marche par piston. Les gens se cherchent des excuses pour cacher leur nullité. Il faut sortir et ramer. Moi, j’avais écrit à Jean Marais et il m’avait donné quelques conseils.
Et tu n’as jamais envisagé une carrière d’actrice ?
J’ai horreur de me retrouver dans la peau d’un personnage. On est soit créateur, soit créature. C’est le mythe de Galatée et Pygmalion. Moi, je suis créateur. Si on me dirige, je suis malheureuse. Par contre, j’aime la scène, pour transmettre, pour des lectures par exemple.
Quand tu écris, tu entres dans des personnages, mais tu diriges, tu décides.
Il y a beaucoup d’honnêteté dans tes propos. Avec simplicité. C’est un amour de la vérité ?
Je peux aimer le mensonge, mais avec un clin d’œil. Je n’aime pas les gens qui ne savent pas qui ils sont, avec eux on ne peut pas aller loin. On ne peut pas rire surtout. Le vrai rire, c’est de rire de soi. Je déteste la tyrannie de la transparence par contre. Le rire sauve de tout. Je ne sais plus qui parlait de la gravité des imbéciles, c’est exactement ça. Le rire donne tout. Il donne la pêche, il donne la santé, il ravive l’intelligence. Le rire fait du bien.
Que représente le mot pour toi ?
Tout. Quand on est écrivain, il est tout. J’écris régulièrement de longues lettres aux gens que j’aime. Comme je ne sais pas toujours dire les choses au moment, je les écris. Les écrivains ont tous un imaginaire puissant, un univers, plus une forme d’autisme.
Mais on lit avant d’écrire. Comment tu viens au mot ?
Mon père était un fou des mots. Ça a surement joué. Parce que je l’adorais, en plus, c’était un aventurier. Je ne suis pas venue au mot par la voie scolaire. certains profs auraient même pu me dégoûter de lire.
Et puis, il y avait aussi l’amour des gens fous. J’ai lu très tôt des auteurs que je n’aurai pas dû lire. Les Jeunes Filles de Montherlant, c’est traumatisant quand on est une très jeune fille. Et puis, Céline, Maupassant, Balzac… Et après les Américains et les Russes. Chez les Russes, Dostoïevski avant tout le monde. Chez les Américains, Miller, Bukowski, Hemingway, tous en fait. Les Américains ont une écriture très brute. Ils ont moins peur du dogme, de ne pas entrer à l’Académie. Chez les Français, il n’y a vraiment que Céline pour faire ça.