Vu sur le site du Monde, la curieuse histoire de ce village de Champagne qui se réjouit du déclassement de ses terres de l’appellation Champagne :
Orbais-l’Abbaye, “son église abbatiale, son musée, ses promenades”, indique le panneau à l’entrée de ce village de la Marne de 600 habitants. Et sa vigne ? Pas un mot. Pourtant, 44 hectares sont cultivés au bord de la départementale, sur la route d’Epernay. Mais Orbais doit-il vraiment appartenir au prestigieux vignoble champenois ? Ici même, on en doute.
Avec la secrétaire de mairie, l’élu vérifie quand même : sa commune touche en fait la maigre somme de 2 000 euros par an, pour les taxes sur le foncier non bâti. Et la taxe professionnelle ? Zéro, cette fois, car les maisons de champagne (Vranken-Pommery principalement, mais aussi Château Malakoff, du groupe Laurent-Perrier et Ellner), qui détiennent la majeure partie du vignoble d’Orbais-l’Abbaye, n’ont sur son territoire ni chais ni pressoir. Et la taxe d’habitation ? Aucun salarié viticole n’habite la commune. Quant aux rares viticulteurs qui possèdent ou exploitent malgré tout quelques arrhes, ils viennent de Congy, de La Caure ou encore de Suzy-le-Franc, dans le canton. Mais pas d’ici.
C’est bien là la particularité d’Orbais-la-déclassée, être un village sans vigneron. “Notre principal problème, c’est le ravinement. Or les viticulteurs ont bien fait quelques efforts, mais jamais autant que dans leurs propres communes”, leur reproche Pierre-Yves Jardel. Après leur avoir demandé de mettre la main à la poche, le maire a fini par payer la totalité des travaux d’installation de canalisations et de bassins de rétention d’eau, soit 50 000 euros.
Sur le ravinement, l’élu est intarissable. Ici comme ailleurs, les vignes ne sont jamais labourées, donc l’eau de pluie ne pénètre pas le sol. Alors dans sa commune, elle descend le long des coteaux, raconte-t-il, inonde et amène son lot de pierres, abîmant route et maisons du hameau de l’Echelle, à l’entrée du village. Là où justement il a prévu un nouveau lotissement…
Au hameau de l’Echelle, Joël et Christiane Labbée sont justement propriétaires d’une petite maison. Eux aussi sont ravis en imaginant que, un jour, ces maudits plants de vigne, en face de chez eux, vont disparaître de leur vue, et de leurs narines. “L’été, quand les équipes traitent, je dois enfermer mes petits-enfants dans la maison”, dit la femme. “La culture de la vigne, c’est la plus polluante, ils traitent au minimum une fois par semaine”, renchérit son mari. Il est exaspéré de voir les parcelles encore jonchées de “bouts de ville”, comme on dit ici, ces résidus de bouteilles et de sacs en plastique issus des mètres cubes de déchets ménagers qui servaient autrefois d’engrais. La pratique est aujourd’hui interdite, mais “tout cela, c’est dans le sol”, s’énerve-t-il.
A la vie locale non plus, le champagne n’apporte rien. “Durant la vendange, il n’y a pas de fête comme ailleurs. Les travailleurs arrivent en car le matin et repartent le soir. Le boulanger ne vend pas une baguette de plus”, assène le maire. Lui, mise sur l’industrie et le tourisme. Il est fier des deux ou trois usines qui se sont implantées ces dernières années, fait rénover les jolies ruelles du bourg, et attend pour bientôt l’ouverture d’un salon de thé avec terrasse.
Au Lion d’or, l’unique café-restaurant du village, on ne voit pourtant pas les choses ainsi : des équipes de la maison Vranken-Pommery viennent parfois y déjeuner. “Pour huit, ça nous rapporte 870 euros en dix jours, boisson non comprise, ce n’est pas rien”, relate la serveuse.
Le probable déclassement attriste aussi Françoise Morand, la “mémoire” de la commune. “Je suis contente que mon mari ne voie pas ça”, explique-t-elle. C’est lui, Georges Morand, clerc de notaire décédé en 2005, qui s’était démené dans les années 1960 pour que la vigne soit plantée dans cette zone classée, là où les moines l’avaient jadis cultivée. Les propriétaires de pâtures et de champs de pierres en friche avaient alors pu faire de belles affaires en cédant leurs terres aux maisons de champagne, surtout Perrier-Jouët à l’époque.
La position du maire ne surprend néanmoins personne. M. Jardel, réélu depuis 1977, natif d’Afrique du Nord, était entrepreneur en travaux publics. “Il ne s’est jamais intéressé au champagne”, regrettent les uns ; “il n’est pas de la vigne”, soulignent les autres. Les rares viticulteurs détenant des parcelles à Orbais, savent qu’il ne les défendra pas, parce qu’aucun d’eux n’habite la commune. Lui-même reconnaît que, dans le cas contraire, la donne aurait été tout autre.
Dans sa maison de Congy, à 20 kilomètres de là, Raymond Ranté, 85 ans, propriétaire de vignes à Orbais exploitées par un neveu, n’arrive pas à se résigner. “Si c’est déclassé, je suis ruiné. J’vais crever pauvre”, répète le vieil homme. A son âge, il se moque bien de la contrepartie qui sera forcément accordée. “C’est sentimental”, s’émeut-il. Cette parcelle de 1,3 hectare, obtenue en 1967 d’un agriculteur qui refusait de vendre à une grande maison sa terre nouvellement plantable en vigne, représente les deux tiers de son bien, constitué en plus de 70 arrhes dans son propre village.
Marie-Agnès et Patrick Giot, eux, habitent La Caure, et exploitent aussi 1 hectare à Orbais. Ils voudraient faire front commun avec la poignée d’autres propriétaires contre le déclassement. Ils espèrent surtout que les maisons de champagne seront de leur côté. Ils risquent d’être déçus. Chez Vranken-Pommery - plus de 21 hectares d’un seul tenant, soit environ 7 % du vignoble de ce grand nom du champagne -, on n’imagine pas entreprendre un recours si la possibilité est offerte d’obtenir le droit de replanter ailleurs sur de meilleures parcelles, que la révision de l’AOC devrait permettre de faire apparaître. “Cette volonté de la Champagne de prendre une direction qualitative me convient parfaitement”, explique Paul-François Vranken, le PDG du groupe.
Mais quand il s’agit d’évoquer les raisons du déclassement, qui seront détaillées ultérieurement, tous entament le même refrain. Pas question de parler de mauvaises terres pour Orbais-l’Abbaye. “Sur l’ensemble de nos vignobles, il ne faut pas nier l’évidence, il ne s’agissait pas du meilleur, mais il était dans la bonne moyenne”, estime M. Vranken. Il rappelle les lourds investissements entrepris par les grandes maisons, preuve de l’intérêt porté à Orbais. Même le maire met un bémol : “Disons que ce ne sont pas les terres les plus faciles. Il n’y a jamais eu de champagne uniquement d’Orbais, mais ses parcelles produisent du champagne d’assemblage qu’on retrouve dans les plus grandes bouteilles.” L’honneur est sauf.