Vincere

Par Kinopitheque12

Marco Bellochio, 2009 (Italie, France)

L’adjectif intense s’impose à l’esprit du spectateur après les deux heures grandioses du spectacle offert (ou vendu) par Marco Bellocchio. Intenses, les personnages campés par le couple d’acteurs principaux ; intenses, les évènements historiques ou privés vécus par leurs personnages ; intenses les choix sonores et musicaux (cris de foules partisanes et airs d’opéras poussés à l’improviste par les passants), les effets visuels (projections de slogans pendant la narration, qui grandissent jusqu’à occuper l’espace entier du cadre)…

Pourtant, l’adjectif aurait pu être ridicule. En effet, quoi de plus risqué dans notre présent si désabusé qu’une œuvre qui ne recourt ni à l’ironie, ni au sarcasme, un film sans scènes parodiques (et il s’agit de Mussolini !) ? Nous sommes à l’époque du ridicule constant, et la plupart des créations tendent à montrer qu’il n’existe ni grands hommes, ni grands sentiments : il suffit de voir comment la politique internationale est comiquement déformée (en même temps que révélée) par les Guignols de l’info ou Groland en France pour s’en apercevoir. Et les succès filmiques montrent cet air narquois du temps, puisque les seuls registres possibles semblent le comique (les comédies en France comme aux États-Unis représentent le premier succès au box-office presque chaque semaine : leur thème inépuisable et épuisant est celui de gros, ou de puceaux, ou de gros puceaux qui peinent à trouver une compagne parmi les pom-pom girls de leur lycée) ; l’épique quant à lui ne semble réalisable que dans des univers merveilleux, à Poudlard, ou sur les Terres du milieu.

Or, Vincere, en même temps qu’il oppose la volonté de fer de Mussolini et de son épouse secrète et délaissée, Ida Dalser, représente la lutte entre deux registres associés à chacun des protagonistes : le registre épique et le registre tragique. Et si Ida est totalement impuissante face à l’emprise que Mussolini aura bientôt sur toute l’Italie, elle semble comme vengée par l’œuvre de Bellocchio, puisque son registre, tragique, prend progressivement le pas sur celui, épique, dominé par Benito jeune.

D’abord, une fresque épique donc. Ouverture du film : au milieu d’une assemblée d’orateurs vieillissants, aux discours ridicules et crispés, Filippo Timi, jeune, avec son regard ferme et hypnotique, affirme qu’il n’a besoin que de cinq minutes pour répondre à ses adversaires : très théâtral, il emprunte à un de ces pantins une montre et affirme haut et fort : « Dieu n’existe pas. » Puis il défie Dieu de le foudroyer dans les cinq minutes qui viennent. Il passe les trois cents secondes suivantes debout au milieu de ses adversaires tous assis (si je me souviens bien), soutenant sans souci ces dizaines de regards sceptiques ou hostiles par la seule force de ses yeux à l’expression formidable. Le compte à rebours achevé, il clame « Dieu n’existe donc pas ! » et sort sous les huées, menacé physiquement, comme il le sera plusieurs fois dans la première heure du film, mais droit et sûr de survivre aux assauts de la foule qu’il domine déjà. Cela aurait pu être ridicule, cette bravade absurde aurait dû l’être même, mais au contraire c’est héroïque. Et cela est héroïque parce que le personnage est résolu à agir hors de toute morale, à conquérir l’émancipation de son pays et de son peuple ; il est héroïque en ce début d’action car il est révolutionnaire, il est du côté du progrès et semble dégager une force assez grande pour renverser tout l’ordre ancien. Ida Dalser, cachée au fond de la salle, succombe à une passion furieuse pour le héros, qui la métamorphose en personnage sublime et la place ainsi seule à la hauteur du premier Mussolini. Ida semble alors être l’image du spectateur fasciné par cette ouverture.

Tant qu’il est du côté de l’audace révolutionnaire, Mussolini est un demi-dieu et on ne peut que l’admirer. Cet héroïsme se dégradera à mesure que le protagoniste voudra conserver tout ce qu’il aura acquis par sa seule audace : lorsqu’on cache ignominieusement Ida et qu’elle découvre stupéfaite que son amant (époux secret ?) a une première femme et des enfants (le héros devenant alors personnage de vaudeville) ; lorsqu’il désavoue ses propos anti-monarchiques en recevant les félicitations du roi et en rencontrant le pape… A l’audace succède ainsi l’opportunisme le plus sordide.

C’est alors que Filippo Timi abandonne le personnage sublime du premier Mussolini et laisse la place à des photos d’archives pour représenter le ridicule Duce, ce ridicule étant perceptible dans le pompeux buste qui trône dans l’école religieuse du fils caché d’Ida et Benito. L’acteur génial joue dès lors ce tragique fils, digne héritier des Oreste et des Oedipe, rejetons coupables à la naissance de familles maudites.

Si Mussolini n’est pas à la hauteur du héros créé par Bellocchio dans la seconde partie du film, sa femme secrète Ida reste quant à elle fidèle à sa passion monstrueuse, elle ne choisit à aucun moment le choix de la sécurité, mais va insulter le toujours plus puissant Mussolini lorsqu’il l’a définitivement rejetée ; elle tente toutes les démarches pour au moins faire reconnaître le vrai héritier du nouveau dictateur, quitte à être rouée de coups et à être internée dans un asile. Elle égale dès lors dans sa passion contrariée mais toujours déchaînée les héroïnes tragiques, qui mêlent ardeur et inhumanité : une seconde Médée en somme, prête à sacrifier tout, l’avenir de son fils comme sa propre liberté. Elle refuse ainsi d’abjurer sa foi en l’homme qu’elle a jadis connu lorsqu’on lui offre de la libérer de sa captivité, même si cet homme a disparu derrière le masque grotesque du Duce. Et elle y meurt, consumée par sa fureur.

En un bref plan, on voit finalement le fils adulte, rendu fou ; la famille maudite ainsi anéantie, la tragédie s’achève.

La plus belle scène représentant à la fois ces deux personnages grandioses, celui du meneur d’hommes sans peur et sans morale Benito, et celui de la belle et terrible Ida se situe dans la première partie du film. Les deux passionnés connaissent leur première nuit d’amour. La caméra est derrière la tête d’Ida, à la place du mur : nous entendons la femme toute entière à sa passion répéter des mots d’amour douloureux, sans retenue ; mais elle ne voit pas le monstre que nous fixons en contre-plongée et qui l’écrase plus qu’il ne l’honore : son regard globuleux et malsain est ailleurs, fixé bizarrement vers un point plus haut du mur. Il n’est déjà plus Benito, mais le Duce. Et tout cela donne le meilleur film que j’ai vu cette année !

Romain