Les étoilements d’incertains et cavernes de souvenirs

Publié le 24 février 2013 par Comment7

À propos de : 300 Basses, Sei Ritornelli, plage 2 Abbandonato (Trio d’accordéon avec Alfredo Costa Monteiro, Jonas Kocher, Luca Venitucci) – Georges Didi-Huberman, L’étoilement. Conversation avec Hantaï, Minuit, 1998 – Alain Testart, Avant l’histoire. L’évolution des sociétés de Lascaux à Carnac, Gallimard, 2012 – Les fleurs américaines, Elodie Royer et Yoann Gourmel, Le Plateau …

 

La puissance nietzschéenne pneumatique de l’instrument est atomisée, sa potentielle jubilation réduite en flux de gravats, son rayonnement est écrabouillé, poussière abrasive de souffles décantés, iophilisés, qui désape, décape, hésite entre se désincarner tout à fait ou se réincarner peu à peu en autre chose, d’indistinct, en rampant à reculons. Une constellation de points stridulants qui se contorsionnent en étoilement intermittent, brasillant. C’est un brouillard hermétique, aux grains âpres que des flux et éclairs fulminants continuent de moudre, procession de crissements poussifs, arrachés à coups de craie sur tableau noir. De suite, j’entends et je vois la pierre à aiguiser sur l’établi de mon grand père, avec sa petite manivelle à actionner, et la lame que l’on pressait sur la meule. J’entends la vitesse zélée puis le freinage rauque quand on applique l’outil sur la roue lancée à tombeau ouvert, la lutte entre la pression et la rotation, les étincelles, la poussière, le tranchant s’affûtant à vue d’œil. J’entends, je vois, je revis immédiatement les mouvements du bras, de la main crispée sur la poignée patinée de l’outil d’affûtage. C’est une musique entre la lame et la meule. Cherchez la ritournelle dans tout ça, compactée, en gésine. À la première écoute, ça arrache et, pour quelqu’un qui n’aurait aucune habitude de ces pratiques ouvertes, il est probablement impossible d’y distinguer quoi que ce soit, l’obscurité doit être totale. C’est une métallurgie crépusculaire, oppressante, une caverne inhospitalière où l’on aurait peur de retrouver des choses oubliées, qui impliqueraient de régresser en des temps antérieurs. Pourtant, il y a l’amorce d’une ronde floue. L’esquisse d’une marche involuée s’élève, se brise, reprend ses rotations avortées qui, tout de même, s’emboîtent partiellement, se déplacent vers l’avant, suivant les nodosités d’une polyphonie paraplégique. Et en suivant de loin ce mouvement incertain, amputé, par écoutes répétées, s’établit une familiarité et le sentiment reconnaissant qu’il figure une lente élévation, un décollage progressif, mais amorti, somnambulique, dans les limbes. Le rêve oublié d’une extase, d’une légèreté enivrante, faisant table rase de la grande transcendance de l’accordéon, des axiomes clinquant, bouillonnant d’air, qu’il peut si bien essaimer, magistralement, plein de nacres, superbes démonstrations des étourdissements du monde par le souffle. L’accordéon, ici, donc, progresse en déployant un tissu d’accidents, de plis, nœuds, froissements, frictions, éclats, aux intersections raclées, curetées. L’accordéon est dépiauté, il est un filet d’organes, un champ de fouille où les musiciens archéologues essaient de retrouver des origines, faisant des hypothèses sur ce qu’était l’accordéon avant son explosion. D’où viennent les accordéons, comment le désir d’inventer un nouvel instrument l’a projeté vers ces agencements complexes, terminaux, avec sa beauté de parade ? Une musique qui joue le démontage de l’instrument et reconstitue les flux complexes de sa gestation, en les troublant. L’instrument abouti redevient une chose indéfinie, une multitude de petits instruments, un orchestre archaïque qui engendre une musique sans fin, sans bords définis, juste un processus de recherches friables, une enquête sur les mutations organologiques de l’instrument et, ce faisant, sur les origines tout court, comment émergent les idées, les inventions qui font une histoire, une culture, une organisation, une évolution, comment se forme la compréhension de ce qui nous précède, dont nous procédons. Et tout ça, à la main, en bricolant, auscultant, triturant, c’est une musique manuelle.

Avant de chercher à mettre des mots sur cette tumeur musicale qui me fascine, Abbandonato, je me suis livré, dans le cadre de l’émission radiophonique Big Bang de la chaîne Music3 (RTBF) à un travail de correspondances sonores, me basant sur le souvenir, dirigeant mes recherches dans les multicouches d’alluvions discographiques, de concerts, cherchant des traces précises dans les sédiments d’auditions antérieures, parfois très lointaines, guidé par l’intuition et souvent dépourvu d’une référence fiable. Juste une orientation, une ombre, le souvenir de l’endroit où trouver le disque dans le rangement approximatif de ma discothèque. Une enquête. Une sorte de fiction musicologique que l’on pourrait facilement dénigrer, « oui, d’accord, on peut associer tout et n’importe quoi, et alors, qu’est-ce que ça veut dire ? ». Justement, c’est un essai, une épreuve. J’ai ainsi exhumé un extrait de Frances-Marie Uitti, Metallic Double (album 2 Bowes) pour la texture, instrument frotté en quoi s’est métamorphosé l’accordéon une fois ses soufflets privés d’air, comme des poissons échoués hors de l’eau. Une texture enflammée qui se révélera aussi, à l’écoute, rendre plus chatoyante, libérée, l’espèce de danse qui déroule son atrophie dans Abbandonato. J’avais en tête d’aller chercher des musiques industrielles, pleines de fracas d’usines et de machines, mais je me dirigeai vers Merry Christmas du duo FM Einheit et Caspar Brotzmann. Là, je cherchais un équivalent, mais d’amplitude plus large et magnifiée, de la tension dramatique et douloureuse qui forme la base du chant comme réprimé par le trio d’accordéon. Une tension chaotique enveloppée de déflagrations, d’accélérations puissantes, de charges sociales. Mais ce sont les couches profondes, les plus sombres, d’Abbandonato, qui m’inspiraient les associations à première vue les plus saugrenues. J’y décelais des appels magnifiques, cassés mais miroitant, des morceaux de fresques anciennes, des reliefs ancestraux, des traits de mosaïques grégaires, des esthétiques archaïques, des piments rupestres, des énergies primaires (comme l’on parle de « forêts primaires »). Et je me tournai avec évidence vers des chants Tuva ; un ensemble de flûtes de roseaux des Iles Salomon, que j’avais en tête en étant bien incapable de la nommer et je ne pus la retrouvai qu’en sollicitant les conseils d’une spécialiste. Et, enfin, malgré le décalage qui pourrait me faire passer pour fou, un chant polyphonique pygmées. En enregistrant l’émission avec Anne Mattheus, et en écoutant réellement ces exemples que j’avais choisis à l’instinct, en association avec l’œuvre de 300 Basses, je ressentis des liens de sens, des effets de déplis, des esquisses de familles, j’éprouvais ce passage mystérieux où la production de subjectivité crée une connaissance transmissible. Surtout, procéder de la sorte pour caractériser une musique, la resituant dans un réseau anachronique de créations, d’affinités, tournant le dos aux manières orthodoxes de ranger les musiques, en disait finalement beaucoup plus sur ce genre musical, sur ce qui nourrit ce genre de création d’emblée multiple et transversale. C’était resituer la démarche parmi des enjeux humains plus larges que ceux de la classification musicale dominante. Chez les Tuvas, il y a la complexité des sons simultanés, issus d’une même source organique, l’effet de dualité de gorge, d’harmoniques enchanteresses mais aussi métalliques, âpres, métallurgie des cordes vocales non dépourvue de dissonances faisant bon ménage avec les ondes harmonieuses ; les flûtes des îles Salomon, le souffle archaïque, mélange aussi de soyeux et de rauque, de caressant et d’écorcheurs, et amorçant une danse pataude, déséquilibrée, une ébriété fragile, évanescente ; et enfin, la polyphonie Pygmées, comme si, en grattant toute l’obscurité et les grafouillis sonores d’Abbandonota, émergeait pleinement ce que j’y discernais en quelques points perdus, la musicalité, la ritournelle qui s’y trouvait cachée, enfouie.

Le graphisme du CD est, je pense, à prendre au pied de la lettre et vaut un long commentaire. Un ensemble de points, couvrant les 4 faces du boîtier qui s’ouvre comme un livre. La mise en page laisse entendre que ce pointillement déborde largement la surface, s’étend partout dans l’espace. Il est illimité. Certains de ces points sont chiffrés. Des traits noirs relient plusieurs des étoiles numérotées. Enfin, les droites relient parfois deux points dont les nombres se suivent, parfois dessinent un trajet entre un point chiffré et un autre sans identification numérale, parfois plusieurs points anonymes. Ce sont des essais. Cela évoque ces jeux où, parmi une constellation de points chiffrés il faut rejoindre d’un trait tous les nombres qui se suivent et faire apparaître ainsi le dessin d’un animal, d’un objet, d’une personne, quelque chose de fini se détachant de l’indistinct. Revivre cet instant où du connu jaillit de l’inconnu en ayant toujours été là, sous nos yeux. Mais ici, le message de la pochette est clair : il faut sans cesse tracer ces traits, relier par intuition, continuer l’enquête subjective, mais il n’y a jamais de dessin final, on se trouve toujours dans l’intermédiaire, en train de chercher, de parcourir toutes les pistes possibles. Ce que font les trois accordéonistes jusqu’à saturer le temps et l’espace, contraints d’y repasser, de recouvrir ce qui est déjà plein, de gratter, racler pour superposer, infiltrer, intercaler. Il n’y a pas de musique finie, aboutie.Cela me fait penser à ce positionnement de Simon Hantaï, à l’égard de la création, que rappelle ainsi Didi-Huberman : « Hantaï a peint pour renoncer aux axiomes ». « Je n’ai pas peint pour arriver », dit-il simplement. Celui qui sait ce qu’il va peindre – celui pour qui le tableau sera la vérification d’un axiome esthétique -, pourquoi donc le peint-il ? » Et il s’agit bien d’une musique qui ne cherche pas « à arriver ». Qui ne sait pas à l’avance ce qu’elle va peindre. Et il ne faut pas le prendre juste pour une position à l’égard de la création artistique, un plan de carrière de musiciens, mais bien comme une attitude à l’égard du vivant, carrément. Les arts parlent de l’homme, du vivant, pourvu qu’ils travaillent l’artiste et le public, pourvu qu’ils brisent les « états de fait » : « Travailler veut dire pour Hantaï rechercher l’étoilement et la fêlure critique de ses propres résultats : briser ses propres états de faits, briser les stases, les clôtures temporelles qu’apportent un nouveau tableau ou une série de tableaux. L’artiste exige donc du faire l’impossible – momentané ou définitif, on ne sait jamais – d’un renoncement à ce qu’il a pu faire. Ô cette chance (la chance de ce qui nous a permis de faire ceci) et… essayons de nouveau. » (page 17) Quand je sonde cette musique – et que j’y sombre finalement émerveillé – j’y cherche sa part subjectile, je crois l’atteindre, le voir apparaître, un fantasme. Des expressions comme « présent réminiscent » que Didi-Huberman utilise pour caractériser le travail d’Hantaï me semble adéquates pour qualifier ce pan de musique, c’est exactement ce que me semble être la matière grouillante que j’entends et écoute. Ce présent particulier qui se développe « en mémoire technique : une attention portée aux savoir-faire transmis, aux travaux et gestes indéfiniment répétés » est aussi exactement ce qu’est Abbandonato. Tout ce qui peut paraître oeuvre de destruction de la beauté accordéon est une obstinée tentative de retrouver tous les gestes qui, en cherchant, en tâtonnant, ont inventé les pièces et leur agencement technique qui se transforme en accordéon. C’est la nuit avec ses millions de gestes aveugles qui précèdent et engendrent l’accordéon. Sans cesse réactualisée pour lacérer l’accordéon qui tue l’accordéon, et recommencer la découverte de cet instrument insensé, retrouver l’attouchement. L’accordéon critiqué de l’intérieur. « L’artiste, donc, critiqua ses images de l’intérieur – « auto-polémique » comme il le dit aujourd’hui – en les soumettant à un maillage serré de filaments, de matériaux, d’épaisseurs, de frottages, de collages. C’était une manière de produire le « filet » recherché par recouvrements successifs, ou per via di porre. […] Aussi, les grands gestes de lacération figurale – ceux, avant tout, du grand Sexe-Prime de 1955 – seront-ils eux-mêmes livrés à une lacération matérielle, effectuée sur le pigment à l’aide d’outils métalliques tels que rasoirs, racloirs, pièces d’un réveille-matin. « Techniquement, explique Hantaï, ce sont des procédés d’attouchement. […] Le dessous, couleur ou toile, se révèle. Une sorte de distance que je voulais introduire. » » (Didi-Huberman, L’étoilement, Minuit, page 30)

La recherche du dessous. Ce dessous que laissent entrevoir, affleurer les formes artistiques engagées dans le contournement des axiomes, qui vont voir ailleurs. C’est aussi ce dessous, mais encore plus lointain, qu’essaie de cerner Alain Testart, ethnologue, chercheur anthropologue. Dans son dernier ouvrage, Avant l’histoire. L’évolution des sociétés, de Lascaux à Carnac (Gallimard, 2012), il confronte différentes hypothèses sur les premières organisations sociales de l’homme. Il commence par démonter méthodiquement, avec arguments, les différentes interprétations de l’évolutionnisme social qui se sont succédées ou se font encore concurrence, soulignant leurs faiblesses et incohérences. Il propose d’autres manière de comprendre les choses, basées notamment sur une interprétation personnelle de l’art des cavernes, mais aussi en élargissant le champ des comparaisons, avec une vision des évolutions à l’échelle de l’ensemble des cultures et plus centrée prioritairement sur les découvertes occidentales. Il n’en précise pas moins qu’aucune thèse ne pourra contenir la preuve de ce qu’elle avance, faute des documents irréfutables, une grande part de ce qu’il faut expliquer relevant précisément de l’invisible, irrévocablement invisible, c’est-à-dire l’essentiel de ce que signifiait vivre à ces époques, les organisations sociales, les techniques, les relations. Bien plus, les preuves matérielles de ce qui fut sont des objets au rebut, retrouvés par accident et n’éclairant qu’indirectement les usages qui en étaient faits, les institutions qui leur conféraient un sens quotidien.  « D’une société passée, l’archéologie ne retrouvera jamais que ce qui a été caché, soit que l’on n’ait pas voulu le reprendre (cas du dépôt funéraire), soit que l’on n’ait pas pu (trésor caché de celui qui aura été tué), ce qui a été perdu ou ce qui a été mis au rebut. […] Son lot quotidien, ce sont les poubelles, les pertes éparses, les défunts. Pour résumer, et de façon peut-être quelque peu excessive, on dira que le document archéologique est de la nature du rejet. » (A. Testart, Avant l’histoire, Gallimard, 2012, page 156)

La frontière entre le visible et l’invisible, est souvent signalée, sur les matériaux conservés, par l’impact d’habitudes ou de rituels, des coups, des effets d’usure et des altérations de formes, empreintes de gestes précis et d’une technique maîtrisée. L’archéologie à cet égard est une lecture des chocs et traumas brutaux ou lents sur des corps, des objets. « Est invisible la manière de faire la cour à une femme, mais les manières de découper la viande de boucherie est visible, car cela laisse des traces de découpe sur les os des animaux ; est invisible la façon dont se déroule un procès, mais est visible la façon dont on exécute les condamnés, si on retrouve leurs corps et si l’on sait qu’il s’agit de condamnés. […] Nous pouvons savoir si une plante est cultivée, il est beaucoup plus difficile de savoir par quelles méthodes elle l’est… » (A. Testart, Avant l’histoire, p.158) Découpes, coups, usure, invisibilité, des termes, des actes, des notions qui renvoient autant à la peinture d’Hantaï qu’à la musique criblée de 300 Basses. Pan de musique que fouille l’oreille. Concernant cette part de l’invisible, Alain Testart précise que cette « absence de preuve ne prouve pas l’absence » et, inlassablement, l’exhumation de nouvelles traces continue, il faut diversifier les recherches, multiplier les thèses sur ce que cache l’invisible, confronter les lectures et les travaux sur les vestiges visibles. Passer le visible au tamis d’autres connaissances pour que germent des interprétations rognant sur l’invisible. Sans oublier que de nombreuses régions n’ont pas bénéficié des mêmes programmes archéologiques et que cela fausse, forcément, le travail comparatif entre cultures, périodes, zones géographiques. Il faut maintenir en éveil une créativité et une critique des fondements, proposer d’autres pistes, d’autres versions, construire d’autres arguments, en acceptant de n’en jamais voir la fin.

Pour un non-initié comme moi – et le livre de Testart s’adresse bien aux non-initiés -, qui a subi une courte scolarité où, tout de même, on dispense une brochette d’affirmations vaguement tempérées sur l’origine des sociétés, en dessinant une évolution linéaire et rectiligne, plaçant au centre du monde l’histoire de l’homme blanc, c’est assez jubilant de lire un savant affirmant la forme probable des savoirs sur les premières organisations sociales. Ce qui reste de fictionnel dans la manière de se représenter et d’expliquer la naissance de la vie commune, l’aléatoire des inventions, l’absence de transition claire entre les différentes époques, entre la période nomade de chasse et cueillette, par exemple, et la sédentarisation agricole. Rien n’est certain, les connaissances fluctuent, s’affrontent.  C’est vivifiant. Au présent, an se sent pris continuellement dans de l’organisation sociale, dans des institutions qui orientent nos actes, nos pensées, nos désirs. Et bien, l’origine de cela, reste partiellement un mystère, nous ne sommes pas dans une ligne fermée, avec un début et une fin. Mais c’est de cela que des musiques comme celle de 300 Basses ou des peintures comme celles d’Hantaï nous parlent, de cette attitude à l’égard de nos origines culturelles, du vivant. De cette ouverture à entretenir en soi et autour de soi quant à ce qui tente de raconter d’où l’on vient, de manière à éviter l’imposition d’un récit unique, universel, autoritaire. C’est pourquoi souvent ces esthétiques ne semblent avoir ni départ ni arrivée fixes. Contrairement à beaucoup d’autres musiques, films, peintures, littératures qui s’obstinent à produire des récits entretenant l’illusion d’être dans un tout clos, de maîtriser la narration des choses. Et il est remarquable – même si ça tombe sous le sens – de mesurer à quel point le travail d’interprétation du spécialiste du paléolithique, à défaut d’écriture ou autre langage explicite fossilisé, se base sur des outils et la reconstitution de techniques très corporelles, la pensée de la main. Comme on chercherait, précisément, à reconstituer une langue. Ainsi, à propos de ce qu’il considère comme les trois inventions principales du haut paléolithique (30.000 années) : « Ses trois inventions majeures sont en étroite connexion avec le corps, la chair, l’être vivant. L’aiguille à chas, qui permet de fabriquer plus facilement des vêtements cousus, d’y broder des perles, de confectionner des couvertures, des toiles de tente, touts choses qui servent à protéger, orner ou abriter le corps des hommes et des femmes. Le propulseur, bras de levier qui prolonge le bras, qui « allonge la main […] s’intègre dans un système complexe de leviers, dont les pivots principaux sont le bassin et l’épaule, puis le coude et surtout le poignet ». C’est le seul, parmi tous les instruments de chasse, à exploiter si intelligemment la dynamique propre à la morphologie humaine – ce que ne font ni l’arc, qui met en jeu un système complètement étranger à l’organisme, ni le trait, qui perfore là où la main ne saurait le faire. Quant à la troisième grande invention, sous la forme de pointe babelée, de harpon, de foëne, d’hameçon, elle est si évidemment liée à la chair animale dans son intimité ou son intériorité, texture ou ouverture buccale, que tout commentaire supplémentaire semble superflu. Ces trois inventions procèdent toutes d’une familiarité avec le vivant. » (page 295) C’est aussi cette pensée de la main qui conduit le trio de 300 Basses à rompre la vélocité virtuose qu’il possède pourtant, cette virtuosité qui, dans son exercice magistral, masque d’où viennent les sons, ce qui les achemine, donne l’impression de ne rien toucher, pour au contraire, fouiller en sens inverse, à l’opposé – comme Hantaï pliant ses toiles, jouant autant avec l’endroit que l’envers – dans la caverne pleine de souffles de l’accordéon, pour un jeu d’ombres très secoué. C’est une musique de proximité, de gestes ténus, au plus près de l’organisme, du vivant ramifié, partant du corps et réticulé vers le végétal, l’animal, l’objet, les techniques, les masses invisibles et inaudibles.

La démarche de Testart d’avancer une nouvelle hypothèse sur les organisations sociales du paléolithique en interprétant l’art pariétal (des grottes) – parce que, dit-il, cet art parle de l’homme même s’il ne le représente pas -, pour améliorer la compréhension de ce qui fut tout en admettant que rien n’est jamais prouvable de cette période sans sources écrites, me procure une belle exaltation neurologique. « Cet art obéit visiblement à quelques grands principes, une sorte de canon qui est resté le même sur quelque vingt-deux mille ans et de l’Espagne à l’Oural. C’est pourquoi il est évident que cet art traduit une vision collective du monde, un Weltanschauung, et c’est à ce titre que l’on s’est interrogé à son propos. » (page 255). Il  rompt ainsi évidemment avec l’idée que ces dessins étaient liés aux pratiques de chasse, ou d’autres qui en firent une lecture chamanique. Se basant plus sur les ressources de l’histoire de l’art que de celles des préhistoriens, Testart recherche « le canon de l’art pariétal paléolithique ». Et donc, autant ces démarches qui revisitent et bouleversent les choses connues m’exalte, autant une démarche somme toute « similaire », celle qui consiste à donner une autre perception des œuvres recouvrant la « caverne » de l’art moderne, et de lire autrement l’histoire de leur réception, de leur assimilation dans l’imaginaire collectif, me plonge dans une subtile perplexité, pas désagréable ! Il s’agit de l’exposition Les fleurs américaines des commissaires Elodie Royer et Yoann Gourmel, présentée au Plateau (FRAC d’Ile-de-France). J’ai réellement eu l’impression de n’y rien comprendre, à ce point là, cela m’arrive rarement. Enfin, si, je comprenais les explications fournies, la démarche m’était tout autant compréhensible, je la jugeais intelligente, utile et, pourtant, l’essentiel du geste curatorial m’échappait, comme s’il était volontairement voilé, assigné à jouer le rôle de l’invisible, je ne comprenais pas le fait que tout ça soit là et moi déambulant au milieu. J’accostai une médiatrice pour la questionner : « pouvez-vous me résumer en quelques mots le sens de tout ceci, le but recherché ? », histoire de vérifier si j’étais sur une bonne piste. Mais non, elle ne pouvait que restituer ce qui était déjà écrit dans le guide du visiteur, or ce qui m’intéressait était d’élucider l’invisible de cette exposition, invisible dans le sens archéologique, une part cachée de toutes les manipulations effectuées par les commissaires pour arriver à ceci, ce rassemblement de copies. (L’autre médiatrice, occupée avec un groupe d’enfants, devant le faux Matisse, ne rentrait pas dans le propos spécieux de l’exposition, mais leur parlait du faux tabaleau comme du vrai…)  Le propos, je pense, est le flux du discours et d’interprétations de l’art moderne qui se modifie, se ramifie, change de direction, qui devient autre, en passant d’un côté à l’autre de l’Atlantique, puis revenant, puis cessant les aller et retours, étant en quelque sorte partout. Et il change, ce flux, par l’intermédiaire de collectionneurs qui font juxtaposer dans leurs cabinets des œuvres jamais réunies, ce qui occasionne par accidents une culture inédite du regard, construit une histoire, sans fondement scientifique, mais à la manière dont s’amorce un récit personnel ; par l’intermédiaire aussi de musées qui organise des expositions et donc des classifications, des manières de ranger, d’associer, de comparer, rapprocher et éloigner, tout ce qui conduit à déterminer tel accrochage plutôt qu’un autre. Et l’on voit ainsi que choisir une approche internationale de la création, plutôt que de continuer les écoles nationales, amorce un discours qui renouvelle les idées, les analyses, ouvre d’autres perspectives au comparatisme. L’exposition reconstitue le salon d’une collectionneuse, une exposition historique au MoMa (Cubism and Abstract Art, 1936) et une autre exposition itinérante de 1955, 50 ans d’art aux Etats-Unis. Les commissaires montrent des maquettes de ces expositions importantes. L’espace muséal et l’agencement précis des œuvres sont reproduits en modèle réduit comme des documents archéologiques. Les œuvres exposées au FRAC ont des copies, effectuées en général par des élèves des écoles des Beaux-Arts.Ces copies ont, dans l’installation des Fleurs américaines, le statut de « souvenirs ». On revisite l’histoire à partir de souvenirs, donc déjà une production subjective, plus les originaux.Il y a aussi les copies/souvenirs de catalogues historiques et la reproduction des dessins d’un carnet d’un « voyageur d’art », une sorte d’ethnographe des musées et de leurs expositions, disons le visiteur idéal des expositions, le voyeur d’art par exemple, l’amateur qui croque, prépare ses souvenirs à la main, mais symbolisant aussi n’importe quel visiteur dont les souvenirs, de près ou de loin, participent à l’élaboration de l’histoire esthétique d’une époque. L’ensemble est donc structuré comme une ethnologie de l’art moderne. Mais le mini catalogue contient des textes récents de Walter Benjamin et les œuvres, donc des copies de tableaux célèbres, sont datées du futur. Sans doute était-ce trop de flux fictionnel pour que je sache encore exactement où j’étais. La médiatrice ne parvenant pas tout à fait à me rassurer, je quittai Le Plateau, songeur. (Mais c’est très bien ainsi.)

Dans ces flots d’incertains et de doutes – la musique instable, l’origine paléolithique des organisations sociales, les expositions de souvenirs qui modifient l’histoire de l’art -, il est bon de s’attabler à du costaud, se poser sur du stable. Une table chez Astier par exemple. Son ardoise judicieuse, ses nappes de Vichy rouge et blanc, ses serviettes roulées. Sa cuisine n’est parcourue d’aucun doute, elle est immémoriale et goûteuse, un savoir-faire savoureux de bistrot. Le velouté de pieds-de-mouton, avec son large croûton portant les œufs de caille pochés et la garniture de roquette, est d’une grande délicatesse, tout en tenant au corps. Une valeur sûre. Son pichet de vin naturel est un régal, La 50/50, Minervois biodynamique d’Anne Gros et Jean-Paul Tollot (Carignan, Cinsault, Grenache). Comme dit Olivier Bertrand dans sa rubrique Parlons Crus (Libération du vendredi) : « Ces instants sont comme des délaissés urbains. Quelque chose de repris sur l’organisation de la vie ».  (Pierre Hemptinne) – l’Emission Big Bang d’Anne Mattheus, Music3, RTBF –  La 50/50 – 300 Basses -

          


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