Le 6 novembre 1879 s'éteignait, après une longue maladie, Georges Trautz-Bauzonnet, le doyen des relieurs français du XIXe siècle. A l'occasion de sa disparition, le libraire Damascène Morgand lui rendit hommage en publiant ce portrait (cliquez pour agrandir) qui représente Trautz examinant un volume qu'il vient de terminer. Le cadre qui entoure ce portrait reproduit une composition exécutée à petits fers par le maître.
On sait peu de choses de ce grand artisan, sinon cette note qu'il avait rédigée en 1870, à la demande d'un ami :
« Né en 1808, à Pforzheim , petite ville du Grand-Duché de Bade, j'entrai en apprentissage en 1822, à Heidelberg, chez un vieux relieur de l'Université, qui avait conservé quelques principes des ouvriers anciens. Au bout de deux ans et demi, mon maître me trouva capable d'exécuter mon chef-d'œuvre Je reliai une bible, grand in-8°, cousue à nerfs , recouverte de maroquin plein, avec charnières, dos et plats ornés. Mon travail fut approuvé par la maîtrise et je fus reçu compagnon. J'avais à cette époque 16 ans et demi. Je pris le bâton de voyage et, le sac sur le dos , je visitai successivement , pour me perfectionner dans mon état, le Wurtemberg, la Bavière , l'Autriche , la Hongrie , la Bohème, la Silésie , la Saxe, la Prusse, le Mecklembourg , Lübeck , Hambourg , le Hanovre, la Hesse, Francfort. La loi militaire me força de rentrer dans ma ville natale, puis je partis pour la France. J'arrivai à Paris au mois de mars 1830, ne sachant pas encore un mot de français. Je trouvai du travail chez un compatriote, M. Kleinhans, à raison de 2 francs par jour.
J'acceptai cet engagement, à la condition que je pourrais venir, le dimanche, m'exercer à la dorure, car ma place pour commencer était à la pierre à battre. Je profitai des leçons d'un habile doreur, M. Debès, un de mes collègues, mort depuis longtemps et qui a laissé quelques œuvres remarquables ; c'est à lui que je dois la manière de tracer les dessins sur la peau du livre. La dorure à petits fers a ce grand avantage, qu'avec les mêmes outils l'on peut composer et varier les dessins à l'infini, selon le goût et le talent de l'ouvrier. En 1833, j'entrai comme ouvrier doreur chez M. Bauzonnet*, mon futur beau-père, le grand maître des filets.
Le commencement fut pénible ; la peur de ne pas réussir me paralysait les mains, mais peu à peu les encouragements et la patience de mon patron, la passion d'apprendre suppléèrent à mon inexpérience. En 1840, je devins l'associé de M. Bauzonnet et nos reliures furent signées : Bauzonnet-Trautz. Dès cette époque toutes les dorures sortant de la maison étaient exécutées par moi. Comme les anciens livres commençaient à être très recherchés, je m'appliquai à imiter les maîtres d'autrefois et à décorer les reliures dans le style de l'époque où l'impression avait été exécutée. Je trouvai de beaux modèles dans la riche bibliothèque que M. Armand Cigongne mit entièrement à ma disposition. En 1847, mon beau-père se prépara à la retraite qu'il prit définitivement en 1851. Dès lors j'ai signé mes reliures : Trautz-Bauzonnet. Tout en dirigeant mon atelier, je continue à dorer toutes mes reliures moi-même. Il y a 46 ans que je fais ce travail du matin au soir ; je pratique la reliure depuis près d'un demi-siècle. »
L'apport du relieur
« Neuf ans encore après le moment où il écrivait ces lignes, poursuit Morgand, Trautz a tenu le fer à dorer, puis un jour il s'est senti malade et il a quitté son atelier pour n'y plus rentrer. Ce jour là il venait de rendre les derniers devoirs à un amateur qui avait été un de ses plus fidèles clients, à M. le comte Octave de Béhague dont la vente, faite au printemps 1878, a mis, on peut le dire, le sceau à la gloire de l'artiste.
Nous avons à plusieurs reprises attiré l'attention des amateurs sur les qualités qui distinguent les œuvres de Trautz. Nous ne tomberons pas ici dans les redites , mais ce qu'il nous importe de constater c'est l'influence sérieuse et légitime que Trautz a exercée sur l'art de la reliure pendant toute la durée de sa longue et laborieuse carrière. Nul ne contestera, en effet, que vers la fin du XIXe siècle, le bon goût n'ait subi une longue et douloureuse éclipse ; de tous les arts la reliure fut le plus maltraité. Bradel, successeur et imitateur souvent malheureux du dernier des Derome avait ouvert la voie aux Bozerian et aux Simier. On rompait avec les saines traditions du passé pour se jeter sur les procédés économiques de l'Angleterre et de l'Allemagne : l'industrie triomphait, mais l'art était perdu. La déplorable habitude de la grecque était substituée à la couture sur nerfs ; le dos plat et le maroquin à grain long régnaient en maîtres.
Telle était la voie déplorable dans laquelle se traînait la reliure au moment où Trautz débuta dans la carrière , il sentit qu'il y avait une réforme sérieuse à tenter et, de concert avec Bauzonnet, il entreprit de ramener son art au point où les grands maîtres desXVIIe et XVIIIe siècles l'avaient conduit.
Encouragé dans cette tâche par des amateurs qui n'hésitaient pas à lui confier les plus précieux spécimens de l'art du passé, Trautz examinait avec soin le corps d'ouvrage, la nature et la préparation du maroquin : il commandait des cartons taillés sur le modèle de ceux de Boyet, aidait de ses conseils, pour la teinture du maroquin, le fameux Fries, faisait graver des fers semblables à ceux des Le Gascon et des Padeloup , et se persuadait aisément que l'étude assidue des anciens est toujours le moyen le plus sûr d'arriver au progrès.
Peu à peu ses convictions étaient partagées par le public, et une transformation complète s'opérait ; le dos plat disparaissait, le maroquin à grain long était délaissé. Les efforts malheureux de Thouvenin, qui lutta jusqu'au dernier moment contre le retour au passé, sont la meilleure preuve de la victoire de Trautz.
Aujourd'hui le genre Bozerian est tombé dans le discrédit et dans l'oubli ; il ne jouira dans l'avenir que d'un intérêt historique et rétrospectif; l'exclusivisme impitoyable des amateurs en aura bientôt fait disparaître les derniers spécimens.
Depuis trente ans , au contraire , les préceptes de Trautz ont porté leurs fruits : chacun a cherché dans les œuvres du maître un enseignement utile ; sa méthode a été suivie , ses procédés adoptés. On s'est inspiré de ses dessins, et l'on a bien fait. Aussi le plus grand éloge que l'on puisse décerner à un volume sorti de l'un des ateliers de nos relieurs contemporains est de dire : c'est un Trautz. »
(*) Bauzonnet avait succédé, en 1830, à Purgold, qui avait fondé la maison en 1810. Il était doreur dans cette maison depuis 1820, aussi la plus grande partie des dorures signées Purgold ont-elles été exécutées par Bauzonnet.