Nouvelle série illustrant quelques éléments - êtres, choses, sentiments.. - frappants de notre monde social
n l'appelait mendiant, il y a combien d'années déjà, je ne sais plus. C'était avant qu'on découvre les charmes du commerce sans limites. Grand était le monde et on ne connaissait que les frontières de sa ville, de son département. A douze ans, je n'avais pas vu la mer. Le ski était déjà ce qu'il en train de redevenir, après une accalmie, une activité de la noblesse.
Le premier que j'ai aperçu avait une carriole avec lui. On l'appelait Gazoline. Il avait besoin de beaucoup de carburant pour supporter sa condition. Le mendiant était une pièce singulière de l'édifice social, à l'époque. Affilié à un quartier, sorte de mascotte, intermédiaire entre le bouffon et l'étranger. On le connaissait et on le reconnaissait. Il nous parlait et nous lui répondions. Certains savait son parcours, à côté de l'histoire qui se colportait sur lui, d'où il sortait rarement grandi mais doté d'une place dans l'imaginaire collectif.
Il avait ses manies, ses humeurs et ses extensions. Une carriole, des chats, des chiens. Parfois, une canne ouvragée ayant traversé une préhistoire d'ouvrier agricole ou des vagabondages risqués et solitaires. Il était la figure de l'étrange apprivoisable. Il incarnait la forêt, la nuit, la différence acceptable par les normaux. Ainsi les enfants savaient que l'existence à l'identique n'était pas éternelle, qu'au bout du monde fini et stable guettaient l'indéterminé, le dérapage, la chute. Mais cela, la société le savait, le maîtrisait, le méprisait aussi. Sans rejeter, cependant, comme on gardait les vieux à la maison, à trembler près du poêle.
Exit le mendiant, bienvenue au SDF. Trois lettres sans autre rapport qu'indirect avec la chose qu'elles présentent. L'être pourrait se nommer CQFD ou SGDG, et pourquoi pas SVP, ou ABC. Est-il sans domicile fixe ? Il est souvent installé au même endroit et dort régulièrement dans le même lieu, foyer ou coin tranquille. Même cette dénomination qui sent son politiquement correct à trois kilomètres et son déni administratif de petit chef pressé de désamorcé le poids d'une humanité décidément rétive à s'évanouir dans un rayon.
Il a vingt-deux ans, les dents en miettes. Il a soixante-ans, le cheveu fou. Elle a quarante ans, l’œil prêt à déraper. Il est assis, affalé, recroquevillé, allongé. Il est légion, il n'est personne. Il regarde ailleurs, on ne voit pas ce qu'il voit puisqu'on ne le voit pas. Il regarde dans les failles anciennes qui prospèrent, peut-être. Il voit des choses que lui seul pourrait nommer. Mais il parle à quelqu'un qui n'est pas là. Ici on détourne la tête pendant que les pieds s'enfuient. En quelle langue, en quelle langue pourrait-on l'approcher ?
Approcher ? Il est irrémédiablement seul, désaffilié de tous. Personne ne le connaît plus, personne ne veut de lui. Il pourrait brûler vif que les eaux des pompiers resteraient dans leurs citernes prêtes pour des immolations légitimées par des causes socialement reconnues, chômage, ruine, privation d'enfant. Il brûlerait en gênant la circulation. On appellerait la police qui ne saurait pas éteindre un incendie si mal placé, à une heure où toute l'activité fonce d'un bout à l'autre des trottoirs. La police, toujours anxieuse d'être ordonnée, logique et couverte, appellerait la mairie qui contacterait le Raid pour le toujours possible terrorisme et le service de la voirie pour anticiper le tas de cendres et les scories perturbant le flux comme l'homéostasie de la psychologie collective.
Le SDF pue. Il atteint un degré de désactivation corporelle inédit, bien souvent. Loin des simulacres qui permettaient au mendiant de pénétrer avec courbettes et soumission dans les bistrots ou les épiceries, le SDF est interdit. Interdit d'hyper, interdit de bar souvent, interdit de grands magasins, interdit d'exister plus loin que sa minuscule plage terminale. Il pue la mort, la mort sociale, figure, étape de la mort tout court.
La réduction de cette légion infra-humaine en expansion à un alphabet annonce l'éviction en marche. On ménageait le mendiant, on laissait la ville à cet Adam, ce pitoyable survivant social, cette incarnation de la chute originelle. Nos index le désignaient mais le touchaient encore, car il faisait partie de cette faillible espèce qui connaît et accepte la chute.
On ne supporte plus de le voir cet être privé de nom comme de pronom, puisqu'il n'est pas venu à l'idée de ses inventeurs d'ajouter un « H » à SDF. HSDF, aurait eu au moins le mérite de signifier qu'on parle d'un homme dans cette désignation a minima.
On a peur, on a peur de lui, on a peur de soi. D'ailleurs il faudrait interroger les gens et leur demander combien de fois ils ont cru voir leur double assis, cuvant et empestant, mais reconnaissable. Les autorités lui rendent les sièges insupportables, les trottoirs infréquentables, la permanence inenvisageable.
Demain, la suppression. Lui se rappelle le mendiant. Je vois qu'il se rappelle, qu'il pourrait remonter les marches, venir à ma hauteur. Il oserait sans doute s'il ne voyait pas que j'occupe cette marche de toute ma splendide humanité. Une marche pour moi seul, on me le répète. Il y a moi et le vide devant, avec les déchets au fond de la broyeuse.