Je m’aperçois que pendant plusieurs mois, je n’ai plus écrit à propos ou sur mes lectures. C’est en fait que je n’ai pas beaucoup lu sans aucune contrainte.
Pour être plus exact, j'ai lu ce qui me permettait de passer le temps au cours des voyages ou ce que je devais apprendre à connaître plus à fond pour revenir aux fondamentaux de l’espace romanesque.
Comment dire ? Il fallait que je passe de l’exercice écrit au récit, du récit au roman, du roman à l’écriture romanesque personnelle. Autrement dit, que je privilégie une histoire plus intime où la même page, les mêmes phrases et les mêmes mots doivent être régulièrement revus, où leur place doit être vérifiée, leur symbolique remise en perspective dans le cours de la trame narrative.
Et le son des mots vérifiés par le son de la voix. Je dis bien : une histoire d’intimité.
Etre un personnage et non plus une personne et rechercher la beauté esthétique d’une autre vie possible. Entre le possible et le souhaitable on saute de l’insatisfaction, aux ravages de l’ambition, de la peur de la mort, au besoin de gloire posthume, de l’envie de la transmission, à la jalousie permanente. Les structures paradigmatiques ainsi mobilisées ont de toute évidence besoin d’Aristote et Kant, Leibnitz et Spinoza, Nietzsche et Rousseau, pour ne citer que les philosophes les plus saillants, pour poser leurs bases. Mais ce serait sans compter avec les écrits sacrés sur l’au-delà que nous proposent les religions du Livre et les textes les plus légendaires qui, à la fois, brisent Ulysse et le consolent. Et les Pensées de saint Augustin.
De tous les mondes possibles quel est celui dans lequel je me trouve et est-il en effet le meilleur des mondes possibles ? En tous cas le tragique de l’issue est là en permanence. Il ne peut en être autrement dans la durée d’une vie. Il y a donc longtemps que je me suis résigné, même si je continue à m’interroger tous les jours. Je m’invente cependant des vies successives pour me distraire de la mort et jusqu’à maintenant ça a plutôt bien marché. J’ai toujours dit qu’après la biologie, le textile et les itinéraires culturels, j’en viendrai au romanesque. J’aimerai m’en donner le temps.
Lors de la présentation qu’a faite de son livre le jeune Prix Goncourt 2012, Jérôme Ferrari, il y a presque deux semaines à Strasbourg, en répondant aux questions laborieuses de celui qu’on avait choisi pour l’interviewer, l’écrivain a indiqué que son livre devait être lu à haute voix, qu’il n’était satisfait de l’écriture que si elle devenait un son au milieu d’autres sons, un rythme déclamatoire. Je n’osais dire : un sermon.
Et ce qui frappe, en effet, au-delà d’un conte magnifiquement mis en scène et raconté, c’est la rythmique du texte. Enfin, plutôt de certaines parties essentielles de ce texte. Au tout début, lorsque l’histoire prend naissance et prend appui sur une photographie de famille où se lisent déjà les possibles, les espoirs, les contradictions, les drames sont déjà. Et les constantes du temps !
Il faut simplement les dire et parler des enchaînements qui mènent toute construction, toute civilisation jusqu’à sa chute.
La phrase, longue et douloureuse, la phrase qui sait déjà ce que cette photographie prise au bord de la Grande Guerre, quand le sort des hommes a été scellé, comporte de sortilèges, avant de devenir un long ruban dont on ne veut pas connaître le dessin tragique, mais l’issue vers laquelle on se dirigera une fois franchi le pont des années : « Ils sont réunis et Marcel n’est pas là. » Et un peu avant : « Car sur cette photo…Marcel contemple d’abord le spectacle de sa propre absence. »
Cela pourrait suffire ; ces phrases donnent tout leur sens, en peu de mots.
Mais vient ensuite le tissage sorti du métier jusqu’à l’ultime épuisement de la chaîne: « Et pourtant, par le sortilège d’une incompréhensible symétrie, maintenant qu’il les a portés en terre, l’un après l’autre, ils n’existent plus que grâce à lui et à l’obstination de son regard fidèle, lui auquel ils ne pensaient même pas en retenant leur respiration au moment où le photographe déclenchait l’obturateur de son appareil, lui qui est maintenant leur unique et fragile rempart contre le néant, et c’est pour cela qu’il sort encore cette photo du tiroir où il la conserve soigneusement, bien qu’il la déteste comme il l’a, au fond, toujours détestée, parce que s’il néglige un jour de le faire, il ne restera plus rien d’eux, la photo redeviendra un agencement inerte de taches noires et grises et Jeanne-Marie cessera pour toujours d’être une petite fille de quatre ans. »
La mémoire, la trace, le témoignage qui attendent le relais de celui qui doit venir et se remettre à parler, à donner le mouvement et à inscrire du sens, à nouveau, jusqu’à une autre chute, comme après la Grande Guerre, quatre-vingt années plus tard.
Quel que soit le but, la forme, le contexte d’un roman, il est d’abord fait de mots, de phrases et de rythme. Quand le sort s’abat et qu’il n’y a que peu à dire devant la fin qui s’annonce. Quand la porte de la mémoire s’ouvre sur une sorte d’infini et qu’on voudrait avoir le temps de raconter toute l’histoire du monde à partir de l’histoire de quelques-uns.
Trop de mots, trop de notes, trop de musique et pourtant, le temps qui presse, le temps qui passe comme un malade à l’agonie et la nécessité de construire la phrase suivante, comme un mur de pierres sèches.
Jérôme Ferrari raconte très bien l’histoire du monde à partir de l’histoire de quelques-uns. Il est un magnifique conteur.
De l’Allemagne où il a la chance de survivre aux combats, comme beaucoup de prisonniers dérobés à l’appétit monstrueux des tranchées, mais dont il revient sidéré, à la difficile reprise de contact avec sa famille qui nécessite la longue coulée de plusieurs pages d’une écriture haletante sans possibilité d’arrêt où le temps sensuel domine, la vie de Marcel se referme en boucle sur le premier cri du nouveau-né qu’il a été.
Tout est dit et pourtant les yeux, nos yeux de lecteurs impatients, vont suivre toutes ces pages qui viennent encore pour prouver que tout est dit, sans se satisfaire toutefois du diagnostic. Nous avons besoin de toutes ces pages pour ne pas mourir tout de suite de trop d’évidences. Nous sommes des affamés et Ferrari nous donne faim. Nous sommes des survivants et nous voulons prouver que nous pouvons écrire l’histoire, différemment.
De l’abandon de leurs études, à la destinée d’un bar de montagne où se mêlent les exils et les espoirs déçus, les sensualités quotidiennes et les passions de bazars, Matthieu et Libero vont donc reprendre l’histoire à sa naissance et faire apparaître une autre photographie. Et ils devront alors accepter que le destin doit suivre son cours jusqu'à la chute. Une fois de plus !
La réussite de ce livre essentiel, c’est d’abord cette maîtrise du temps que dit le texte par son propre écoulement, plutôt qu’il ne la décrit. Un temps où la marche des corbillards, la vision des murs écroulés, le choc des violences verbales, le cri rauque des femmes dans l’amour et le passage des saisons dans le son du vent, accusent la vanité des hommes.
« Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais ; mais si on me le demande et que je veuille l’expliquer, je ne le sais plus » écrit Augustin.
« Le Christ te dit : Le monde s’en va, le monde est vieux, le monde succombe, le monde est déjà haletant de vétusté, mais ne crains rien : ta jeunesse se renouvellera comme celle de l’aigle. » Quand Saint Augustin parle de l’histoire et de l’inéluctable, de la renaissance et des cycles qui transforment le beau ruban des cadeaux et ruban de Möbius. « Christo, qui tibi dicit: perit mundus, senescit mundus, deficit mundus, laborat anhelitu senectutis. Noli timere, renovabitur juventus tua sicut aquilae. »